Introduction : Le langage fait-il le sens ou le sens
précède-t-il le langage qui le prend en charge ?
Le sens, c’est toujours de qui oriente
notre existence. Par ex. le fait de rechercher le bien et rejeter le mal.
Le langage fait sens parce que l’acte de
langage n’a de valeur que s’il nous oriente : « passe-moi le sel »,
« quel beau paysage ! », Saperlipopette ! », « Longtemps,
je me suis couché de bonne heure »
Ce qui fait penser que le langage fait le
sens, c’est que toujours on en use pour qu’il ait du sens ; et que tout sens ne
peut s’objectiver (être reconnu par tous) que dans le langage : « l’argent
ne fait pas le bonheur », « la démocratie est le moins mauvais des
régimes politiques »
Pourtant le sens existe bien en dehors du
langage. Cf. le mouvement du coquillage sur le rivage qui peut être mécanique
par les mouvements de l’eau, ou orienté lorsqu’il s’entrouvre pour se nourrir
du liquide marin. Tout vivant est finalisé, c’est-à-dire qu’il est orienté vers
un but. Et, de fait, son Souverain Bien déterminé par la biosphère est de
s’épanouir dans son biotope afin d’y assurer sa descendance.
Le sens est donc co-extensif au vivant :
il est constitué par sa finalité.
Cela est vrai, bien sûr, pour l’individu
humain. On peut le mettre en évidence en remontant du sens linguistique à un
sens pré-linguistique de ses expressions.
Aristote remarquait justement que :
« l’enfant appelle d’abord tous les hommes papa ».
La signification de papa telle
que nous la connaissons a donc été déterminée à partir d’une signification plus
large : disons celle de l’adulte non-maman à grosse voix, qui est celle
de l’enfant évoqué par Aristote.
Mais cela présuppose que l’adulte qui
s’occupe de lui en général soit déjà pour l’enfant une signification propre,
donnée par les signes de sa présence rassurante (voix, pas, odeur,
silhouette, etc.). Cette signification positive n’est possible que parce
qu’elle s’oppose à la signification négative de l’absence d’adulte
aidant (dont le signe est l’absence de leurs sons familiers : le bébé se sent
alors abandonné dans un espace potentiellement menaçant lui qui se sait
démuni.)
Ce qui renvoie à la situation du
nouveau-né pour lequel il n’y a d’emblée que deux significations : absence
ou présence de la mère. Ne peut-on pas considérer que tout le sens est
d’abord ramassé dans ces deux significations ?
Le petit de l’homme rencontre le
problème du sens lorsqu’il crie pour la première fois et débat de ses petits
membres dans cet espace vide affolant en lequel la parturition l’a laissé. Pour
lui qui vient de la quiétude de la matrice, ce brutal changement de milieu
(apesanteur/pesanteur, espace fermé/ouvert, obscurité/lumière, etc.) n’a
pas de sens.
Et le sens lui est révélé
lorsque sa mère le prend dans ses bras pour la première fois. Et toutes les
significations existantes ne sont finalement que des affinements de ces deux
significations 1ères : absence / présence de la mère.
Cette thèse de la primauté du sens
qui vaut pour les humains comme pour toutes les autres espèces vivantes a une
conséquence importante : le monde de chaque individu vivant, comme celui du
bébé humain, est un monde de signes : tout vivant repère dans son
environnement, captées par ses sens, les formes qui ont une valeur pour
atteindre ses buts : ces formes font signes, et leur valeur est leur
signification.
On voit d’autre part que par nature les
signes font système. Une forme sensible n’est significative qu’autant
qu’elle peut être mise en rapport avec des formes différentes qui font signe de
réalités de même type mais de valeur différente : c’est la logique de la
différence significative. Il faut toujours au moins 2 signes qui s’opposent
pour qu’il y ait signification. Et les formes ne peuvent déterminer des
significations – faire signe – que parce qu’il y a du sens. Tout vivant dans
son interaction avec son milieu est immergé dans de multiples systèmes de
signes.
Tout vivant est à la fois récepteur
et émetteur – intentionnel ou non – de signes.
La langue est le système de signes
par émission vocale que les humains développent de manière privilégiée.
1. Le
langage est-il en continuité ou en rupture avec le cri ?
Continuité
Le cri primal – le cri de
l’enfant qui vient de sortir du ventre maternel – est instinctif : il
marque le passage à la vie aérobie.
Mais c’est aussi un cri de désespoir,
d’appel au secours, autrement dit d’appel au sens du fait de son expulsion du
milieu matriciel. La réponse de la mère qui prenant le nouveau-né contre elle
l’apaise, donne à ce cri la valeur d’un signe – le 1er signe émis.
Alain : « L'enfant pleure et crie sans vouloir d'abord signifier
; mais il est compris aussitôt par sa mère. »
Faire vibrer ses cordes vocales sera
désormais la manière privilégiée de faire signe à autrui.
D’abord se crée, en interaction avec
la mère, le premier système de signes vocaux comme modulation du cri
(pleurs, chouinage, cri strident, variations d’intensité).
L’enfant se met assez vite à jouer de
lui-même avec les cordes vocales ; c’est le babillage, préparation à la
syllabisation du cri qu’est la parole.
Et l’on sait comment s’acquièrent les
1ers mots : la mère guide le son essayé par l’enfant vers le mot
« mama, miamiam ». La première langue, très peu de mots, est
spécifique au cercle familial. (Le m est la consonne la plus facilement
maîtrisable, et le a la voyelle qui se forme le plus facilement)
Finalement, la parole, n’est-ce pas
du cri réglé ?
Rupture
Mais la parole est une rupture avec
le cri du point de vue de la portée de sa signification.
Le cri exprime d’abord un état
subjectif, et il peut aussi signaler la situation particulière qui provoque cet
état subjectif. Par exemple les singes verts donnent l’alerte grâce à des cris
différenciés selon la nature du danger : « chirp » pour un lion, « uh » pour la
hyène ou l’homme.
La parole, au contraire, a une
signification d’une toute autre portée, puisque les mots utilisés, en tant
qu’ils sont définis, renvoient à l’infinité des situations concernées par leur
définition. C’est bien pourquoi on dit du langage humain qu’il est symbolique
(ce qui veut dire que sa signification inépuisable) . Maurice Pradines
l’expliquait ainsi :
“J'ai faim” non seulement n'a aucun rapport avec
les gestes expressifs par où les affections de ce genre trouvent si facilement
à se faire connaître d'une manière étonnamment précise, mais à certains égards
il en est le démenti. Car il signifie moins : J'ai ma faim, que : j'ai ta faim,
du moins celle dont tu as fait l'expérience, en tout cas embryonnaire. Mieux,
il signifie : J'ai leur faim, j'ai la faim universelle. (…) Ce n'est pas de sa
faim seulement que prétend mourir un homme qui dit mourir de faim. C'est de la
faim de tous, de ce fléau général qu'est “la faim”.
L'homme peut communiquer toute souffrance, en
particulier la faim, par des expressions naturelles très efficaces, présentes
d'ailleurs chez d'autres mammifères : ce sont le cri, l'attitude d'imploration,
etc. Pourquoi alors employer l'expression verbale ? Parce que celle-ci
métamorphose ce qui ne relève que de mon expérience – ma détresse physique et
morale – en un universel, c'est-à-dire ce qui relève de l'expérience de tous.
En disant « j'ai faim » je ne suis plus enfermé dans ma souffrance. Chaque acte
de langage humain concrétise la formule de Montaigne : « Chaque homme porte la forme entière
de l'humaine condition »
Mais on parle volontiers du langage des abeilles, des
baleines, ou des dauphins. Parle-t-on alors de la même chose ?
2.
Peut-on parler de langage animal ?
Les animaux peuvent avoir des systèmes de signes très
élaborés. Surtout ceux qui ont une vie sociale très intégrée.
Les abeilles par exemple communiquent
précisément la situation d’un champ de fleurs par les caractéristiques d’une
sorte de danse qu’elles exécutent à l’entrée de la ruche.
Les cétacés communiquent par des sons et des
ultrasons qui relèvent de systèmes de signes très élaborés par leurs
différences de fréquences, de durée, d’intensité, de ligne mélodique
même, etc.
Les animaux utilisent leurs systèmes de signes pour
réagir à une situation donnée qui peut les affecter ou qui a une importance
pour le groupe. Mais entre le stimulus et la réaction, il peut y avoir place
pour une médiation d’ordre spirituel – un raisonnement – peut-être que
le singe (par ex) est capable de mettre entre parenthèses sa peur et de déduire
de ses impressions visuelles qui s’agit plutôt d’une hyène que d’un lion ,
comme il est capable de choisir le bâton suffisamment long pour ramener à
portée de sa main la banane jetée par l’enfant un peu court hors de sa cage.
Mais la différence entre l’homme et l’animal n’est
peut-être pas, comme les philosophes le disent volontiers depuis Aristote, dans
l’usage de la raison – il y a tant de manifestations de la raison dans la
nature, en dehors de l’esprit humain !. Il est peut-être plutôt dans le sens
que prend chez l’un et l’autre l’usage d’un système de signes.
Mais l’usage, chez les animaux de systèmes de signes
parfois sophistiqués, a-t-il le mêmes sens que le langage humain?
Le sens des systèmes de signes animaux est la
meilleure adaptation au milieu déterminé – son biotope – en lequel
l’espèce est appelée à vivre.
L’usage du système de signes s’insère dans les
comportements-réponses par lesquelles le groupe interagit avec son biotope de
façon à ce qu’il prospère et se reproduise au mieux selon la logique de la
biosphère.
Mais l’homme n’est pas dans la même situation. Il n’a
pas de milieu propre (il n’a pas de biotope assigné). Il est d’emblée en
déficit de comportements-réponses naturellement prédéfinis (par instinct) pour
s’adapter à son environnement naturel. L’homme est l’espèce nue au sens
propre et au sens figuré : non seulement elle dépourvue d’un enveloppe
corporelle protectrice comme les autres espèces, mais aussi elle ne sait où se
mettre. Elle est naturellement l’espèce vulnérable par excellence. « La
proie des bêtes sauvages, la victime la plus désarmée, le sang le plus facile à
verser. Les autres animaux sont assez forts pour se protéger eux mêmes … L'homme n'est environné que de faiblesse :
il n'a ni la puissance des ongles ni celle des dents pour se faire redouter; nu,
sans défense, l'association est son bouclier. » (Sénèque)
On comprend dès lors que l’universalité du mot (que
nous notions plus haut) concrétise cette association dont l’homme a
besoin pour vivre.
Mais les mots ne donnent-ils pas plus, à chaque homme,
qu’un moyen de s’associer à tous les autres ?
Car, en nommant les réalités, le langage compose un
monde commun habitable. Dans ce monde les problèmes sont communs, et les
solutions à inventer ont une valeur commune. L’environnement naturel, mis en
forme par les mots, n’est plus cet espace hostile en lequel l’homme se sent nu,
démuni, errant, il devient humainement habitable. Nommer les choses, c’est
rendre les phénomènes qui les manifestent non plus chaotiques, mystérieux et
menaçants, mais en quelque sorte familiers : les choses prennent place dans le
monde et y trouvent leur sens. Le langage fait de l’espace, d’abord hostile, un
monde habitable.
N’est-ce pas pour cela que le petit enfant (3-4 ans)
manifeste une insatiable soif de nommer ?
Chaque espèce occupe son biotope et peut s’y sentir
bien parce qu’elle a les attributs physiques, les montages instinctifs (dont
font partie ses systèmes de signes) qui lui permettent de s’épanouir. On peut
dire que chaque espèce a son monde, tel que l’a déterminé la biosphère.
L’homme, qui n’a d’emblée sa place nulle part, se construit son lieu avec son
langage : c’est ce qu’il appelle « le monde ».
« La vie humaine comme telle requiert un monde dans
l'exacte mesure où elle a besoin d'une maison sur la terre pour la durée de son
séjour ici.» (Hanna. Arendt)
Le mode défini par le langage n’est pas pour l’espèce
humaine simplement son monde à côté des mondes animaux : elle est le
monde.
Pourquoi ? A cause de la puissance du langage.
N’importe quelle langue peut interpréter tous les autres systèmes de signes
(dont les autres langues par traduction). La réciproque n’est pas vraie :
essayez de transcrire Proust avec les signes du code de la route ou avec les
danses des abeilles.
Si on définit le langage comme la faculté de se doter
d’un système de signes qui nous donne le monde. Alors le langage est le
propre de l’homme.
Les animaux n’auraient alors que des systèmes de
signes qui sont des codes de signaux : le nombre de signes, leur signification,
seraient enserrés dans les limites de l’interaction avec le biotope assigné.
Contrairement au langage humain dont le nombre de signes, et leur
signification, sont ouverts.
En effet toute langue est un système de signes dont la
capacité de signifier ne peut être limitée. A sa base, il n’y a qu’une douzaine
d’actes vocaux simples définis par la manière de vocaliser (voyelles) et
d’articuler le souffle (consonnes – occlusion labiale : p, b, m
; dentale : t, d, n ; friction : v, f ;
vélarité : k, g ; etc.). Ceux-ci nous donnent la
trentaine de sons minimaux de l’alphabet, lesquels permettent de former
plus de 200 syllabes, avec lesquels sont composés les dizaines de
milliers de mots disponibles dans une langue comme le français, lesquelles
permettent une infinité de phrases.
La langue une merveille d’économie de moyens pour
un résultat maximum. Une langue est un système de signe qui est comme
vivant : il naît, s’enrichit, évolue, se perd, et meurt. Un système de
signe comme la danse des abeilles, réglé par l’instinct, reste invariable au
long des millénaires.
3. Le langage est-il naturel ou culturel ?
Les systèmes de signes animaux peuvent être dits
naturels puisqu’ils font partie des réglages par lesquels la biosphère
harmonise une espèce avec son biotope.
Mais la faculté humaine de langage est universelle et
l’enfant s’oriente spontanément vers l’acquisition d’une langue en passant par
des étapes qui semblent nécessaires (le secouement de tête négatif au 15ème
mois). Ne sont-ce pas là 2 indices du caractère naturel du langage ?
C’est ce que pensait Aristote pour qui la
nature de l’homme est d’être l’animal politique c’est-à-dire fait pour
s’organiser en société, ce pourquoi il lui a été donné la parole afin qu’il
puisse se prononcer sur le bien et le juste, valeurs qui vont commander
l’organisation politique.
Mais :
1.
Il
n’y a pas d’appareillage physiologique de l’homme dédié à la parole
(l’homme a, par exemple, les organes qu’il faut pour la marche, ou pour la
polyvalence technique). Celle-ci n’est rendu possible que par détournement
d’organes qui ont une fonction naturelle vitale par ailleurs : les cordes
vocales (cri primal, cri signal de danger), le souffle, l’appareil buccal.
D’ailleurs les hommes ont depuis longtemps pris
l’habitude de transposer le langage en version visuelle (qui peut être
conservée) : c’est l’écriture.
D‘autre part celui qui ne peut pas utiliser les cordes
vocales utilise d’autres organes pour
mettre en œuvre la même langue commune (langage des sourds-muets).
Enfin d’autres animaux ont autant que nous la capacité
de détourner des fonctions physiologiques pour parler. Comme le montrent les perroquets
qui se plaisent à imiter la parole humaine.
2.
Le
langage se concrétise en langues particulières. Celles-ci sont des objets
culturels puisqu’elles ont une histoire liée à celle d’un peuple (apparition,
évolution, disparition). On peut même dire qu’elles sont l’objet culturel par
excellence puisque toute la culture, parce qu’elle doit se transmettre
présuppose une langue qui la prend en charge.
La langue est produite par l’activité des hommes pour
avoir une valeur publique. Elle est une œuvre humaine au sens le plus
noble du terme : ce qui mérite d’être conservé et transmis parce que cela
témoigne de la valeur de l’homme.
De plus, elle doit nécessairement être l’œuvre qui
vient en premier car toutes les autres œuvres doivent pouvoir s’appuyer sur
la maîtrise des choses du monde par la langue. La langue est donc l’œuvre qui
fonde le monde.
Enfin la langue est la seule œuvre humaine qui soit
produite par l’activité de tous.
On peut donc considérer les langues comme les
œuvres les plus précieuses. Elle témoigne du meilleur de l’humain : une
solidarité et une créativité fondamentale pour surmonter le caractère d’abord
insensé de l’environnement naturel. Une langue, c’est toujours l’accord
fondamental à partir duquel tous les espoirs sont possibles pour un groupe
humain.
Le langage est donc bien culturel.
Ne pas dire : le langage est naturel et la langue est
culturelle car la faculté de langage n’est qu’une abstraction à partir du
phénomène concret de la langue.
Si la faculté de langage semble naturelle c’est pour 2
raisons :
– le bain de langage auquel est soumis le petit
enfant, combiné à l’attente des adultes, l’orientent vers son acquisition comme
si c’était une nécessité ;
– la plasticité neuronale – le fait que des
expériences répétées dans un certain domaine modifie le cerveau en multipliant
les connexions servant à les gérer produit l’effet d’une inscription
physiologique de la capacité de langage. Par usage accumulé du langage notre
cerveau a effectivement développé des aires vouées à sa maîtrise. Le cerveau de
l’homme de parole n’est pas tout-à-fait le même que celui d’avant la parole. De
même le cerveau de l’homme de l’écrit a évolué par rapport à celui de l’homme
des cultures exclusivement orales.
La langue est au fondement de la culture car
elle rend possible les autres œuvres, et elle permet de conserver et
transmettre l’ensemble de la culture.
Mais l’accord que scelle une langue est toujours celui
d’un peuple particulier. Le fait de la pluralité des langues interroge.
Les langues sont-elles égales du point de vue de ce qu’elles nous donnent à
dire du monde et de leur potentiel culturel ?
4. Qu’est-ce qu’une langue dit de plus ou de moins qu’une autre
Les différentes langues ne disent pas la même chose
tout simplement parce qu’elles ne découpent pas dans le champ de l’expérience
humaine les mêmes significations.
Il faut comprendre que le mot n’est pas une étiquette
placé sur la chose, mais que le mot précède la chose et la fait advenir.
Il n’existait pas de « planètes » avant qu’on ait reconnu cette
catégorie d’astres qui ne se déplacent pas comme les autres en la nommant
ainsi. C’est à travers les mots de sa langue qu’on perçoit les réalités du
monde. Dans telle langue africaine on divise le spectre de l’arc-en-ciel en deux
couleurs de base. L’une ou l’autre de ces couleurs, nous français, on ne
les perçoit pas. En langue canaque, il y a 8 mots différents pour désigner les
étapes du passage du jour à la nuit. Nous français n’en percevons qu’une : le
« crépuscule », etc.
Est-ce à dire que nous ne pouvons pas connaître ces
étapes ? Non ! Mais comme elles ne nous sont pas données d’emblée par notre
langue nous devons faire un effort de représentation en créant un groupe
nominal « les dernières lueurs du jour », « entre chien et
loup », etc. : elles ne sont pas immédiatement disponibles dans notre
monde.
Chaque langue développe une vision particulière du
monde selon les secteurs de l’expérience que le peuple a investi. Donc chaque
langue dit plus dans certains domaines de l’expérience, mais moins dans
d’autres. Cf. Comparer les mots concernant le cheval et le chameau
en français et en arabe.
Intérêt du multilinguisme : la vision du monde
est enrichie, affinée, des significations des autres langues.
Est-ce à dire qu’il y aurait une langue rêvée
qui serait comme l’intégrale de toutes les langues. Une langue qui permettrait
de tout dire ?
5. Peut-on tout dire ?
Les mots permettent de nommer toutes choses. Tout
simplement parce que c’est à partir des mots que les choses existent dans notre
monde : le petit enfant qui appelle tous les hommes papa ne peut certes
pas dire oncle, mais cela ne lui manque pas puisque l’oncle n’existe pas
pour lui dans le monde.
Mais les choses ne sont pas tout. Il y a aussi
toutes les réalité senties et ressenties :
– Le sentiment. Les mots semblent
particulièrement en défaut lorsqu’il s’agit d’exprimer des sentiments. Lorsque
l’on dit à une personne pour laquelle on a un sentiment positif très fort
« Je t’aime », n’utilise-t-on pas le même mot que lorsqu’on dit
« J’aime le chocolat » ? Combien n’a-t-il pas fallu de pages
d’écriture à Proust pour exprimer son sentiment à l’égard du temps passé ?
– L’événement. N’importe quel événement, de
l’éclosion d’une fleur au crash d’un avion ne peut être restitué
qu’imparfaitement par le langage, car sa restitution complète exigerait un
discours infini.
– Le singulier en général. C’est le singulier
en général qui pour lequel le langage semble inadéquat, car on n’en finirait
jamais d’aligner des mots pour le nommer adéquatement. En effet les mots sont
par nature génériques, c’est-à-dire qu’ils interceptent seulement le
genre en lequel on peut ranger les réalités singulières, mais lorsqu’on veut
aller vers leur singularité elle-même, ils sont toujours insuffisants – 1 000
pages de texte ne suffirait pas à rendre compte du caillou regardé sur le bord
du chemin. Un exemple de cette impuissance est vivement pointé par Pascal dans
ses Pensées à propos de l’identité d’un individu (« Qu’est-ce que
le moi ? », Pensées Br 323)
Mais en étant capable de penser et d’exprimer ses
limites concernant la nomination de certains types de réalité, le langage ne
prouve-t-il pas qu’il n’est jamais totalement impuissant ?
Si le langage ne peut pas tout dire, ne peut-il pas
dire sur tout?
6. Faut-il vouloir une langue universelle ?
• Oui. Tout le monde se comprendrait aisément. Une des principales
barrières entre les hommes serait tombée.
Mais cela n’est-il pas irréaliste ? Ne voit-on pas que
les conflits sont déconnectés des diversités linguistiques ?La majorité des
États ne réunissent-ils pas des gens parlant des langues différentes (Espagne,
Inde, Chine, etc.) ? Par ailleurs les guerres civiles sont fréquentes, et
quelques fois terribles, entre gens parlant la même langue (Syrie).
• Non, surtout pas !
Car deux graves dangers se conjuguent dans l’idée
d’une langue universelle :
– Ce ne peut être qu’une langue administrée par un
pouvoir social puisque l’unicité de la langue n’est pas la modalité spontanée
du langage. Ne risque-t-on pas de se retrouvée dans une forme de
« novlangue » tel que la décrite Orwell dans 1984 ?
C’est-à-dire une langue suffisamment policée, appauvrie, pour entraver les
tentatives de penser en opposition avec les intérêt du pouvoir
– elle représenterait un appauvrissement du monde dans
la mesure où elle ferait converger les consciences vers une seule vision du
monde.
Le processus massif de mondialisation contemporain
fait monter la menace que, de fait, l’anglais s’impose de plus en plus comme
langue universelle.
Cc. Ne pas humilier la parole par l’omniprésence de l’image
« Nous arrivons ici à la plus
grande mutation que l'homme ait connue depuis l'âge de pierre. L'équilibre
subtil entre la vue et l'ouïe, la parole et le geste s'est rompu au profit du
signal et de la vue. L'homme occidental n'entend plus, tout passe par sa vue,
il ne sait plus parler, il montre.
[ … ]
Cette mutation s'est produite non parce
que l'homme ayant réfléchi a choisi, a privilégié consciemment la vue et cet
univers image, mais par suite du changement du milieu et des circonstances. Il
n'y a nulle délibération ni orientation consciente. Les images artificielles
ont foisonné, et de ce fait le milieu dans lequel nous vivons a changé. Nous
avons privilégié involontairement cette image artificielle.
[ … ]
Nous arrivons au stade purement
émotionnel de la pensée. Pour commencer à réagir intellectuellement, l'homme a
besoin d'une incitation imagée. La simple information brute, ou l'article, ou
le livre ne font plus d'effet sur lui. Il ne réfléchit plus à partir de là,
mais à partir de leur illustration. Il faut ce choc, cette émotion violente
visuelle pour déclencher un mouvement de pensée. Et sautant d'image en image,
c'est en réalité d'émotion en émotion que l'on saute, c'est de colère en indignation,
de peur en ressentiment, de passion en curiosités que se meut notre pensée, à
la fois enrichie dans sa diversité, dans sa polyvalence, mais
extraordinairement stérilisée dans son efficacité spécifique de pensée »
Jacques Ellul : La parole humiliée Chap 6 – Seuil 1979.