De la
pointe de flèche
à la pointe de la plume.
Le terrain , l’homme.
Il pleut. Nous avions bien entendu de longs
et lourds roulements de tonnerre annoncer l’orage dans le lointain mais imaginé
aussi qu’il nous épargnerait, s‘éloignerait, ou que nous n’étions pas sur son
chemin. Sans prêter une attention particulière aux grondements intempestifs qui
suivirent, nous avions poursuivi notre déambulation attentive dans les
entrailles profondes de la grande forêt. Puis, soudainement après quelque temps
de silence à peine ponctués de bruit d’ailes et d’appels d’oiseaux il y eut,
les bourrasques nerveuses d’un vent tempétueux, le brutal et sec craquement de
deux ou trois éclairs claquant comme des coups de fouets immédiatement suivit
du crépitement de lourdes gouttes frappant violemment les hauteurs de la
canopée. Maintenant, l’orage secoue toute la végétation, jusqu’à nos pieds, il
nous a cloué sur place.
Le chasseur, moi-même, qui depuis la
naissance du jour nous déplacions, sommes immobilisés, statufiés. Comme lui,
presque instinctivement j’ai arraché une bonne poignée de larges feuilles à
longues tiges sous lesquelles, recroquevillés nous tentons de nous abriter.
Accroupis, au ras de terre, à quelques pas l’un de l’autre, nous attendons que
la pluie s’épuise mais elle devient brutale, enragée par moments. À peine
visible « noyé » dans la végétation l’homme est à mes côtés, à
quelques pas, nu replié entre ses genoux et ses talons. Appuyées à quelques branches
arc et flèches sont à porté de ses mains. Sommes nous dans l’eau ou en
forêt ? Les feuilles qui frissonnent elles aussi, les troncs, les
branches, comme pour le repousser s’élancent vers un ciel écrasé couleur de
plomb. J’ai prestement emballé mon carnet de note dans son sac plastique. Nous
sommes en Amazonie vénézuélienne, dans le piémont de la Parima à deux pas du
Brésil, dans l’univers des Yanomami
.
Il y avait déjà quelque temps que nous avions
délaissé toutes pistes, traces infimes de passage humain. Quels mystères,
quelles connaissances le guident, font qu’il peut aller, s’éloigner dans
n’importe quelle direction puis revenir à son point de départ. Quels sens le
guident ? quelles formes? quelles odeurs? quelles plantes ? ou
« colonie » de plantes ? quel arbre même ? relief du
terrain ? filet d ’eau coulant doucement ? puit de lumière,
soleil ? indiquent son chemin? Je me souviens qu’un jour au terme d’une
longue traque à suivre la piste de pécaris qui l’avait heureusement conduit à
tuer un grand tamanoir, eh ! oui !, l’ayant dépecé, ayant pour le
transport confectionné des « paquets », puis longtemps marché sous sa
lourde charge sanguinolente, en direction de l’auvent, il s’était soudain
esclaffé, surpris d’avoir sous l’effet de l’excitation oublié arc et flèches
sur le lieu de la mort. Alors il était retourné les chercher et tout heureux
revint avec, bien sûr.
Il y a bien longtemps qu’il parcourt cet océan
végétal, et même si en quête de nourriture, à remonter un cours d’eau, suivre
les empreintes d’une bête nous nous éloignons parfois considérablement de
l’habitation communautaire je sais que nous y reviendrons avant la nuit. J’ai
confiance en lui, depuis le temps que je le suis quotidiennement, carnet, stylo
et chronomètre en main, ici, sans mon compagnon, je ne ferais pas trois pas
sans me perdre, et perdre bientôt la raison.
Nous sommes là, l’un près de l’autre,
silencieux à scruter l’univers qui nous entoure et si ce n’était cette forêt
qui m’écrase moi, rien ne semble nous séparer, à peine ces siècles qui nous
éloignent historiquement. Il est nu, mais ne le suis-je pas sous mon seul
tricot trempé de sueur, mon short sale et mes baskets bien élimés. C’est un
homme, comme moi il vit au sein d’une société une culture différente certes,
mais il y en a tant. Ce qui nous distingue, ce sont nos langues, les univers
dans lesquels nous vivons, pensons, notre imaginaire et bien sûr l’histoire et
les règles de nos sociétés.
Nous avons conclu une sorte de troc, en
échange de quelques objets, instruments, outils, qui sont ici forts rares
presque inexistants parce que métalliques, et donc fort utiles ( haches,
machettes, couteaux, ciseaux etc…) il accepte ma présence, répond à mes
questions. Je le suis, et ce n’est ni toujours facile ou agréable, pour moi comme
pour lui. Comme on dit, il a du caractère mais parmi ceux de la communauté dont
il fait partie, ce sont son âge et sa personnalité, sa situation familiale qui
m’ont décidés à « travailler » avec lui. Même s’il faut dire qu’ils le
sont tous, c’est un membre actif de Warabawe. Originaire d’une communauté
installée à cinq ou six jours de marche d’ici, bien en aval, sur la rive d’un
affluent de l’Orénoque, il a environ 25 ans, vit avec Héruhéma, une toute jeune
femme d’à peu près 18 ans, originaire de Warabawe et ont une petite fille,
Rashayoma, qui marche depuis un an peut être.
Pourrait-il me le dire ? son nom est
Héhibewe mais chez les Yanomami il est interdit de nommer, de prononcer les
noms à voix haute , exceptionnellement on les chuchote, en aparté, à voix basse
à l’oreille de l’ethnologue, sans doute le seul avec le temps et beaucoup de
patience à tous les connaître. Les noms des personnes sont tabous, généralement
ils désignent un élément de la nature végétale, animale……, ou une partie de celui-ci.
Entre adolescents, jeunes hommes, l’usage fréquent de surnoms ou sobriquets si
substitue : ainsi peut-on être surnommés Grosses fesses, Gros pieds, Grandes
Mains, ou d’autres bien plus cocasses … Ici avant tout et pour tous, on est
fils,(moroshi, mo désignant le pénis) ou fille, nakassi (na, désignant le
vagin), grande où petite sœur, petit ou grand frère, époux, ou épouse
(héroyéyée / suwebiye) père ou mère, grand-père, grand-mère, on peut aussi
être shori (allié) ou alors nabe (étranger), comme pourrait l’être une personne
d’un autre groupe et naturellement l’ethnologue. Cependant si ce dernier
demeure un certain temps au sein d’une communauté il arrive qu’il puisse être
appelé fils ou frère cadet, d’un homme, d’un ancien, et par la terminologie de la
parenté être ainsi « intégré » à la communauté.
Dans le shabono (construction plus ou
moins circulaire, immense toiture végétale à pente unique inclinée vers
l’extérieur) chaque famille est installée au vu et au su de tous. Ce sont les
liens de parentés et d’alliance qui déterminent le voisinage immédiat tout
comme ils régissent l’ensemble des mouvements et déplacements quotidiens, ainsi
que tous les échanges. Chaque famille occupe donc une place bien précise, un
espace triangulaire d’environ deux mètres de côté que les hamacs délimitent et
au centre duquel se trouvent les tisons du feu. Un inventaire rapide et
exhaustif peu démontrer que chaque famille est en possession des mêmes objets
tous d’origine végétale que la plupart du temps chacun chacune a façonné,
taillé, monté, tressé, filé, tissé, poli pour son propre usage, qu’ils se
prêtent ou qui sont parfois destinés à êtres échangés. Ce sont pour l’homme, un
arc, quelques longues flèches armées de pointes destinées à différentes cibles,
lancéolées, harpons, enduites de curare, un carquois de bambou clos de peau de
pécari, contenant quelques pointes, deux morceaux de bois prêts à produire le
feu, des fibres bien sèches de coton ou d’autres végétaux. Le (thômi), une dent
de rongeur montée en petite gouge y est suspendue par une cordelette. Pour la
femme, on notera, une grande belle et solide hotte, un ou deux paniers au
tressage ajouré, un plateau rond, plus ou moins grand et profond, d’un tissage
aux brins serrés , quelques calebasses, récipients ou contenants, de
différentes tailles et bien entendu chez tous, les hamacs de lianes et parfois
de coton. À Certains feux on pourra remarquer, glissés sous la charpente ou
suspendus et baignant la plupart du temps dans la fumée, de longs joncs qui
sèchent et deviendront des hampes de flèches, une poignée d’ébauches de pointes
lancéolées. Ailleurs, une ou deux quenouilles portant du coton filé, ou encore
une poche végétale (cosse de fruits) bien fermée, contenant de belles plumes ou
du duvet d’un blanc immaculé ou oranges, rouges, verts, jaunes, d’autres d’un
bleu métallique éclatant certaines assemblées en légères parures, ou encore
grandes, noires et précieusement conservés pour les empennages. On notera que
certaines femmes jeunes portent un minuscule cache-sexe de coton leur couvrant
à peine le bas-ventre, voilà tout ; non, pas tout à fait, peut-être
découvrira t-on aussi une ou deux petites calebasses brunes et bien rondes,
fermées d’un bouchon de cire d’abeille . Elles peuvent contenir une partie
des cendres d’un mort.
Ils sont nus, la forêt, la faune et la flore
les nourrissent, les habillent, mieux, les habitent entièrement.
UNE VIE
Quel mystère entoure le coït, qui dira où et
quand l’enfant est conçu, à l’auvent dans le hamac, en forêt ? C’est subrepticement
et dans la plus parfaite discrétion qu’il vient au monde, à l’écart des regards
et de la lumière, parfois violente dans le shabono . Si, bien évidement la
communauté n’ignore pas l’événement ce n’est pas pour autant que le nouveau-né
lui est montré. La mère, qui pendant et après l’accouchement reçoit l’aide de
sa propre mère, d’une sœur, garde le bébé contre elle et peut effectuer de
brèves sorties pouvant avoir lieu quelques heures voire quelques minutes après
la naissance. Plus tard lorsque ses proches auront perçu, déterminé certains
traits susceptibles de le où la définir, alors à voix basse l’enfant sera
nommé, sans que quiconque en soit particulièrement informée. Naissance et Garçon ou fille, le tout jeune enfant passe
quelques semaines contre le corps de sa mère qui progressivement et
momentanément le laisse à son père, ses grands parents maternels, aux autres
enfants, les filles en particulier, ou a ses voisines.
Grandissant, il pourra, lors d’absences
prolongées de sa mère (quelques minutes ou heures), être mis au sein d’une sœur
de la mère ou de sa grand-mère, toutefois quand elle ne le confie pas à une
autre personne, la mère l’emporte partout où elle va. Il est rare d’entendre
pleurer un bébé Yanomami. (On peut parfois voir une femme portant au sein un
tout jeune animal, singe, cochon, petits animaux sauvages, capturés,
adoptès ).
Plus tard, lorsqu’il se déplacera seul il
rejoindra souvent les autres enfants, partagera leurs jeux et encouragé par ses
aînés, à force de vaillance, de volonté, de personnalité s’intègrera à leur
groupe, puis devenant vraiment autonome se déplacera librement, mais il lui
arrivera d’être sermonné . Garçon ou fille il /elle accompagne souvent père ou
mère dans leurs activités quotidiennes, en forêt , au jardin. Avec eux il /
elle apprend la vie qui l’attend, les activités qu’il devra effectuer,
l’univers qui est le sien, les animaux , les plantes, à reconnaître et
distinguer ceux avec qui il / elle vit, comment il doit se comporter,
agir, ce dont bien sûr il aura commencé à prendre conscience en vivant dans la
shabono avec ceux de son âge. Il est fréquent qu’une mère de plusieurs enfants
« confie » l’un d’eux à la sienne propre pour lui tenir compagnie, l’aider
à certaines taches, son hamac est alors suspendu au foyer des grands-parents.
Dans leurs déplacements, les anciens, hommes ou femmes sont fréquemment
accompagnés de l’un de leurs petits-enfants. Garçon, adolescent, il vit ses
journées sans obligations précises, excepté celles que les alliances installent,
ni connaître de cérémonies particulières qui l’élèveraient à un statut
supérieur : ici, ni rite particulier, ni tatouages, ni
scarifications ; la communauté ne s’écrit pas sur ses membres.
Jusqu’à sa première menstruation, la jeune
fille vit près de sa mère, sa grand-mère, près des femmes avec lesquelles elle
entend la vie qui l’entoure. Ses menstrues venues, elle est recluse, écartée
quelques jours du regard de tous puis peut bientôt aller retrouver un époux
parfois déjà connu d’elle et pour lequel on l’aura peut-être invité à avoir
quelques attentions . L’endogamie étant préférée il se peux qu’une jeune fille
rejoigne un mari plus vieux qu’elle, qu’un jeune homme soit uni à une femme
plus âgée. De cette même communauté ou originaire d’une autre, l’époux se doit
d’effectuer un service prémarital plus ou moins long auprès des parents de sa
femme, qui peut-être seconde ou troisième épouse.
Ainsi chez les Yanomami devient-on membre
d’une communauté de parents, de personnes à défendre, à protéger, d’alliés avec qui partager,
échanger, ainsi devient-on un homme une femme vivant dans un univers totalement
délimité et reconnu de tous, circonscrit de la terre jusqu’aux astres, du
soleil à la lune, des plantes aux animaux, des vents à la pluie. Un univers qui
s’explique par la mythologie, auquel tous et toutes sont totalement soumis et
intégrés, du ventre gros des femmes aux corps terrestre sans vie. Pourrait-on
également dire, en deçà et au-delà ?
Il / elle sera devenu père ou mére, allié,
ancien, défié et respecté par tous. Il/ elle aura échappé aux atteintes des
parasites, fièvres mortelles, maladies, flèches ennemies ou encore aux « Hékura »,
mauvais esprits envoyés par ces derniers . Il/elle aura atteint le terme
d’une vie bien remplie de membre d’une communauté que les échanges et alliances
auxquels comme tous il aura participé, ont portés à travers le temps à changer
plusieurs fois de place dans la forêt, puis un jour naturellement la vie elle
aussi se déplacera, le quittera.
Alors, comme tous les morts, ses proches
l’ayant pleuré dit et chanté ses mérites et sa générosité, dit et chanté
ensemble leur tristesse, leur désespoir de le /la voir s’en aller par un autre
chemin, iront dans la forêt suspendre son corps enveloppé de feuilles , l’y abandonner,
pour quelques temps plus tard aller le rechercher et en brûler ses restes.
L’un d’eux rassemblera ses os calcinés, les
pilera pour les réduire en poudre qui sera précieusement conservée dans de
petites calebasses puis partagé consommée plus tard encore, ensemble
réunis comme pour le retenir, s’unir autour de lui, plus fortement encore
avec les alliés.
De lui, d’elle, tout sera oublié, tout ce
qu’il / elle « possédait « tout ce qu’il / elle aura façonné, arc,
flèches, hotte, vanneries, hamac et parures sera brûlé, tout ce que l’homme
aura planté sera détruit, coupé, comme seront cassés, enterrés, jetés à l’eau
les quelques objets de métal venus du monde extérieur, s’il en tenait. Son nom
même sera oublié, interdit, et lorsqu’il / elle reviendra dans les pensées, les
rêves de ses proches, les pleurs chantés l’inviteront à ne pas tourmenter ceux
qui sont restés sur cette terre.
Lorsque le temps l’a usé, les insectes
détériorés, l’auvent magnifique et léger assemblage de troncs solidement
assemblés par des lianes, soigneusement couvert de milliers de feuilles est lui
aussi rendu à la forêt pour un autre en cours de construction. Ici tout né
d’elle, tout lui appartient, lui revient, ici les hommes ne se sont pas
éloignés de la nature.
Ce que parler veut
dire.
Tout est dit, rien n’est écrit, pourtant
sur le corps, lignes ondulées, points ou cercles de teinture végétale, rouge
noire ou blanche, certaines compositions, pourraient avoir un sens autre
qu’esthétique comme par exemple les taches noires sur les joues des femmes
ayant perdu un parent, un enfant et qui ne s’effacent qu’avec le temps.
Tout se dit, tout est
dans la parole, tous sont à l’écoute, entendent et participent au discours à la
respiration de la communauté, mais ce qui certainement semble avant tout
s’installer comme précepte de l’ordre c’est leur rapport à l’imaginaire auquel
la mythologie les enchaîne, l’imprescriptible relation fantasmatique des êtres
humains entre eux, au cosmos, à la totalité de la nature. Ici et parce qu’il
l’a voulu, l’est devenu sous l’effet des hallucinogènes, il nous faut évoquer
le rôle de chaman qui pour l’équilibre et la santé de tous tisse et entretient
les liens de chacun à la communauté et de celle-ci au monde fantasmatique. Bien
que la plupart du temps, rien de particulier ne le distingue, il est le seul
personnage (ils sont parfois deux) qui maîtrise cette immense responsabilité
qu’il exerce rituellement chaque jour (ou pour soigner un malade ) en entrant
en relation avec le monde des esprits par l’inhalation de l’ébéna un
hallucinogène aux effets momentanés qu’il prépare
Tout est dit, rien n’est
écrit. La mémoire collective dicte les interdits les tabous, l’ordre des
classes d’âge, la parenté, les alliances. A l’exception du shaman, aucun n’a de
prérogatives particulières, personne n’exerce sur quiconque de pouvoir
coercitif et si, comme partout, en fonction de leur âge certains sont
naturellement plus habiles ou attirés que d’autres vers des activités précises,
chasser, pêcher, abattre des arbres, bâtir, tresser les vanneries,
confectionner les hamacs, façonner les arcs , toutes et tous mettent évidemment
un « point d’honneur » à tenir leur place, à participer aux
échanges incessants.
Nous savons que comme pour de nombreuses communautés
l’échange qui les inaugure les installe et les renforce est celui des femmes
par les hommes entre eux. Pour les Yanomami le mariage idéal est la conclusion
de l’échange de leur sœur par deux hommes. La parenté , l’alliance régissent
donc le mouvement et la totalité des rapports humains, échanges de femmes, de
biens, de nourriture… . Parenté, activités de
productions, imaginaire, échanges est-il possible que ces seuls faits culturels
puissent structurer une communauté qui ignore la notion de pouvoir ?. Plus
précisément demandons nous quel est alors le fait culturel qui la rend pérenne.
Rien n’est écrit, et c’est probablement la
raison pour laquelle les Yanomami passent tant de temps à
s’entretenir, à converser. C’est dans l’échange verbal ouvert ou restreint que
la communauté yanomami maintient à chaque instant son équilibre, son
existence. Immédiatement perçu, tout ce qui est susceptible de poser problème,
de déséquilibrer famille et communauté, est rapidement exprimé par l’un ou
l’autre, débattu sur le champ, conduit à son règlement qui mène parfois à la
violence.
Périlleux exercice pour la reproduction
d’une communauté que ces seuls échanges de biens, de femmes, de morts,
périlleux exercice pour la seule parole dans une culture ou « religion »,
conflits ou guerres n’ont pas permis que leader ou chef ne surgissent.
Et qui pourrait dire pourquoi celle-ci, en
« équilibre » permanent, fonctionne si bien depuis tant
d’années ?
Leur conception fantasmatique du temps et de
l’espace teint-elle une place prépondérante dans cette pérennité ? Qu’elle
pourrait être celle de la parole ? En constituerait-elle le ferment le
ciment ?
Ici, il nous faut ouvrir une parenthèse et
retenir quelques données qui nous paraissent incontournables lorsque l’on veut
approcher la pensée sociale des Amérindiens, et ici, en particulier, celle des Yanomami.
Ces derniers n’expriment que deux seuls nombres: thiyabi (un), borakabi
(deux) ; au-delà, c’est beaucoup : bruka ; plus encore, vraiment
beaucoup : bruka éparohowe.
La notion de double, Noreshi, est primordiale
pour tous et plus encore lorsqu’il s’agit de petits enfants. Les Yanomami
voient d’une très mauvais œil le photographe, un simple croquis est déjà une
retenue du double et à notre grande surprise ils allèrent même jusqu’à
interpréter nos notes de terrains ( un jour ou à leur demande nous leur
expliquions ce que nous faisons) comme étant le double de la vie quotidienne ,
et lors d’une décès allèrent même jusqu’à nous interdirent d’écrire..
Le
pouvoir et le champ de la parole.
«
l’Être de la société primitive a toujours été saisi comme lieu de la différence
absolue par rapport à l’être de la société occidentale, comme espace étrange et
impensable de l’absence - absence de tout ce qui constitue l’univers
socioculturel de l’observateur : monde sans hiérarchie, gens qui
n’obéissent à personne, société indifférente à la possession de la richesse ,
chefs qui ne commandent pas, cultures sans morale car elles ignorent le péché,
société sans classe, société sans État, etc ; bref, ce que les écrits des
voyageurs anciens ou des savants modernes ne cessent de clamer sans parvenir à
le dire, c’est que la société primitive est, en son être, indivisée.. (
….) (a-P.51)
« La communauté primitive est à la fois totalité et
unité. Totalité, en ce qu’elle est ensemble achevé, (…). Unité, en ce que son
être homogène persévère dans le refus de la division sociale, dans l’exclusion
de l’inégalité, dans l’interdit de l’aliénation . (a-P.54) (….) elle ne
laisse aucune figure de l’Un se détacher du corps social pour la représenter,
pour l’incarner comme unité. (…) Le législateur est aussi le fondateur de la société, ce sont les ancêtres
mythiques, les héros culturels, les dieux ». (a-P. 55).
« (….) Loin d’être inerte, le système est en mouvement perpétuel
, il n’est pas dans la statique mais dans la dynamique, et la monade primitive,
loi de demeurer dans la fermeture sur elle-même, s’ouvre au contraire sur les
autres dans l’intensité extrême de la violence guerrière. « (a-P.57)
Le temps
de la parole.
Nous sommes à 5 ° de l’équateur, les journées sont d’environ 12
heures tout au long de l’année, avec une légère différence entre l’été et la
saison des pluies.
L’étude que nous avons conduite chez eux nous
a appris que Héhibewe passait 63% de son temps dans le shabono, 36,7 % à
l’extérieur, que 5 heures 45 minutes d’activités de production quotidienne (
toutes confondues et non intensives) lui étaient suffisantes pour faire vivre
sa famille et de surcroît, par le biais des échanges participer à la vie de la
communauté, et aux relations de cette dernière avec ses voisines, alliées.
Ses loisirs
comptent pour 30 % de ses journées ( 4 heures). Difficilement classable, le
temps passé en entretiens constitue 16, 7 % du temps total de sa journée.
Nous avons vu que Héhibewe consacrait
quotidiennement 16,7 % de son temps à converser, participer au discours général
de la communauté. Nous le savons, celui-ci par sa finalité intrinsèque,
préserve et maintient en permanence l’équilibre quotidien du groupe, notamment
par le règlement d’une multitude de
petits conflits générés par la vie quotidienne de l’ensemble de la population
confrontée aux obligations ou contraintes fantasmatiques.
Avec ceux de Warabawe comme chez d’autres
amérindiens, nous avons constatés que ces litiges peuvent êtres fréquents,
entraîner une grande violence et, par le fait des alliances, interpeller
parfois toute la communauté. Si bien souvent à la suite de leur règlement le
calme revient, d’autres fois, après les plus virulents, l’un ou l’autre
responsable ou victime de ces désordres s’éloigne quelque temps, part vivre en
forêt ou chez un parent, dans un groupe voisin.
Peut-on considérer que la fréquence des
litiges les plus graves démontre les limites de la parole qui les apaise, les
règles ? Est-il pertinent de mesurer - conflits et oralité- à la densité
de la population, et donc à la pérennité de la communauté ? Nous croyons
pouvoir dire ici que lorsque leur fréquence et leur violence dépassent dans le
temps le champ du pouvoir de la parole communautaire qui les règles, le groupe
vivant dans un désordre insurmontable en vient à se remodeler, exercice en fait
permanent. Il est arrivé qu’en période de plus ou moins grande tension , une
personne, une famille s’éloigne quelque temps, quitte l’auvent pour aller
visiter un parent.
Notre analyse voudrait donc signifier que
le facteur prédominant de l’équilibre nécessaire à la vie d’une communauté qui
ne connaît que l’oralité, ignore le pouvoir pyramidal et coercitif pourrait
être, dans un milieu donné la densité de la population.
Depuis quelques temps déjà, l’ethnologie a
prouvé que l’on ne peut parler d’économie de subsistance à propos de ces
sociétés, mais bien au contraire d’abondance (cf. Marshall Shalins), Age de
pierre age d’abondance, Gallimard, 1976). Nous savons maintenant que le temps
imparti à la production alimentaire est relativement court, alors que celui
accordè à la production de l’ordre social est important. Nous sommes donc conduit
à penser que lorsqu’elle atteint une certaine densité de population, qui dans
ces cas oscillerait entre 60 et 90 personnes (toutes classes d’âge confondues
), et donc parallèlement une certaine densité de désordre à résoudre, pour
parvenir à maintenir sa cohésion, la force de l’entropie, devenant plus
importante que le pouvoir communautaire, remodèle le groupe qui s’interdit
toute division et / ou l’apparition d’un quelconque pouvoir coercitif qui la
diviserait.
«
Qu’est-ce que la société primitive ? « demande P Clastres, il
répond :
« C’est une multiplicité de communautés
indivisées qui obéissent toutes à une même logique du centrifuge … C’est
la guerre, comme vérité des relations entre les communautés, comme principal
moyen sociologique de promouvoir la force centrifuge de dispersion contre la
force centripète d’unification. (a P.88)
Il convient ici, pour nos yeux de
« civilisés », d’éclairer le terme de guerre employé par P. Clastres,
et par bien d’autres avant ou après lui, se référant aux sociétés
« sauvages ».
Nous pouvons maintenant concevoir que le
quotidien de la vie d’une communauté développe fréquemment des moments de
tension, de violence. Toutefois, là où la densité de population n’est pas trop
élevée et les ennemis éloignés, la guerre reste un événement exceptionnel, elle
prend la forme de raids courts et les victimes sont relativement peu
nombreuses.
Nous voudrions clore cet exposé en rappelant
que pour les communautés ( 70 à 100 personnes) Yekwana du Ventuari ( affluent
de l’Orénoque), à la culture matérielle hautement élaborée, la structure de
leur grande et magnifique maison circulaire ëttë, reflétait une grande partie
leur organisation sociale. Toute d’abord, elle était leur représentation
microcosmique de l’univers tel qu’ils l’imaginaient. Au centre de celle-ci, au
pied du pilier central symbolisant l’arbre mythique par lequel le singe
mythique monta dérober le manioc aux dieux, était enterré le «
chef », l’homme le plus ancien du village. L’intérieur de cette ëttë était
divisé en deux grandes parties, l’une, centrale, réservée aux hommes. L’autre
annulaire séparée du centre par un paroi d’écorce était divisée en espaces
familiaux.
Notre dernier terrain chez les Yu’pa,
habitants de la Sierra de Périja à l’ouest du Venezuela, occupé par des
communautés de 50 à 70 personnes (vivant en famille dispersées) nous a permis
de découvrir, avant qu’elle ne disparaisse totalement , une forme
d’ordonnancement de la parole. Le Tiyotio, avait pour support un dessin
personnel et invariable, tracé à l’origine sur une planche de balsa,
aujourd’hui sur du papier ; Sa pratique était réservée aux chefs de
famille. Une conversation de cet ordre était toujours conduite sur le même
rythme, la même scansion et s’ouvrait impérativement par la locution :
« Kano or mak’an » ( ce que je vais dire est vari). Les litiges
importants étaient toujours traités sans que les antagonistes ne s’adressent
directement la parole.
Quelle parole pour quelles lois , quels
rapports, quels liens sociaux a-t-on adressés à ces hommes pour que leurs
sociétés connaissent toutes le triste et déplorable destin qui est le leur . A
leurs yeux – ou plus précisément peut-être, à leurs esprits-, de qu’elle
impensable, incroyable violence sommes- nous producteurs pour que ces cultures
s’évanouissent, disparaissent aussi rapidement ? Quel « esprit »
nous habite, nous anime si ce n’est celui de la guerre ?
Les textes « fondateurs » sont-ils
à lire entre les lignes ? N’est-ce pas dans le silence des lois que se
perçoit le symbole qu’elle ne veulent pas dire ?
Alex
Lhermillier
A)
Archéologie de la violence . Pierre Clastre –(ed.L’aube-Essais)