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Le travail va-t-il disparaître ?
à déterminer
Pierre-Jean Dessertine

Le café-philo d'Apt ne pourra plus se réunir au Restaurant de La Tour de l'Ho. Il recherche un lieu d'accueil sur Apt.

Ce peut être un autre établissement bar-restaurant, ou aussi un espace dans un établissement public s'il permet d'apporter une collation à consommer sur place dans le respect des lieux.

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cafephilo.apt@gmail.com


24/01/2014 : Ethnologie, Texte d'Alex Lhermilier

Voici le texte qu'Alex nous a lu en introduction au débat "Pourquoi faire encore de l'ethnologie ?"








 De la pointe de flèche
              à la pointe de la plume.

   Le terrain , l’homme.

  Il pleut. Nous avions bien entendu de longs et lourds roulements de tonnerre annoncer l’orage dans le lointain mais imaginé aussi qu’il nous épargnerait, s‘éloignerait, ou que nous n’étions pas sur son chemin. Sans prêter une attention particulière aux grondements intempestifs qui suivirent, nous avions poursuivi notre déambulation attentive dans les entrailles profondes de la grande forêt. Puis, soudainement après quelque temps de silence à peine ponctués de bruit d’ailes et d’appels d’oiseaux il y eut, les bourrasques nerveuses d’un vent tempétueux, le brutal et sec craquement de deux ou trois éclairs claquant comme des coups de fouets immédiatement suivit du crépitement de lourdes gouttes frappant violemment les hauteurs de la canopée. Maintenant, l’orage secoue toute la végétation, jusqu’à nos pieds, il nous a cloué sur place.
   Le chasseur, moi-même, qui depuis la naissance du jour nous déplacions, sommes immobilisés, statufiés. Comme lui, presque instinctivement j’ai arraché une bonne poignée de larges feuilles à longues tiges sous lesquelles, recroquevillés nous tentons de nous abriter. Accroupis, au ras de terre, à quelques pas l’un de l’autre, nous attendons que la pluie s’épuise mais elle devient brutale, enragée par moments. À peine visible « noyé » dans la végétation l’homme est à mes côtés, à quelques pas, nu replié entre ses genoux et ses talons. Appuyées à quelques branches arc et flèches sont à porté de ses mains. Sommes nous dans l’eau ou en forêt ? Les feuilles qui frissonnent elles aussi, les troncs, les branches, comme pour le repousser s’élancent vers un ciel écrasé couleur de plomb. J’ai prestement emballé mon carnet de note dans son sac plastique. Nous sommes en Amazonie vénézuélienne, dans le piémont de la Parima à deux pas du Brésil, dans l’univers des Yanomami
.
  Il y avait déjà quelque temps que nous avions délaissé toutes pistes, traces infimes de passage humain. Quels mystères, quelles connaissances le guident, font qu’il peut aller, s’éloigner dans n’importe quelle direction puis revenir à son point de départ. Quels sens le guident ? quelles formes? quelles odeurs? quelles plantes ? ou « colonie » de plantes ? quel arbre même ? relief du terrain ? filet d ’eau coulant doucement ? puit de lumière, soleil ? indiquent son chemin? Je me souviens qu’un jour au terme d’une longue traque à suivre la piste de pécaris qui l’avait heureusement conduit à tuer un grand tamanoir, eh ! oui !, l’ayant dépecé, ayant pour le transport confectionné des « paquets », puis longtemps marché sous sa lourde charge sanguinolente, en direction de l’auvent, il s’était soudain esclaffé, surpris d’avoir sous l’effet de l’excitation oublié arc et flèches sur le lieu de la mort. Alors il était retourné les chercher et tout heureux revint avec, bien sûr.
 Il y a bien longtemps qu’il parcourt cet océan végétal, et même si en quête de nourriture, à remonter un cours d’eau, suivre les empreintes d’une bête nous nous éloignons parfois considérablement de l’habitation communautaire je sais que nous y reviendrons avant la nuit. J’ai confiance en lui, depuis le temps que je le suis quotidiennement, carnet, stylo et chronomètre en main, ici, sans mon compagnon, je ne ferais pas trois pas sans me perdre, et perdre bientôt la raison.
    Nous sommes là, l’un près de l’autre, silencieux à scruter l’univers qui nous entoure et si ce n’était cette forêt qui m’écrase moi, rien ne semble nous séparer, à peine ces siècles qui nous éloignent historiquement. Il est nu, mais ne le suis-je pas sous mon seul tricot trempé de sueur, mon short sale et mes baskets bien élimés. C’est un homme, comme moi il vit au sein d’une société une culture différente certes, mais il y en a tant. Ce qui nous distingue, ce sont nos langues, les univers dans lesquels nous vivons, pensons, notre imaginaire et bien sûr l’histoire et les règles de nos sociétés.

       Nous avons conclu une sorte de troc, en échange de quelques objets, instruments, outils, qui sont ici forts rares presque inexistants parce que métalliques, et donc fort utiles ( haches, machettes, couteaux, ciseaux etc…) il accepte ma présence, répond à mes questions. Je le suis, et ce n’est ni toujours facile ou agréable, pour moi comme pour lui. Comme on dit, il a du caractère mais parmi ceux de la communauté dont il fait partie, ce sont son âge et sa personnalité, sa situation familiale qui m’ont décidés à « travailler » avec lui. Même s’il faut dire qu’ils le sont tous, c’est un membre actif de Warabawe. Originaire d’une communauté installée à cinq ou six jours de marche d’ici, bien en aval, sur la rive d’un affluent de l’Orénoque, il a environ 25 ans, vit avec Héruhéma, une toute jeune femme d’à peu près 18 ans, originaire de Warabawe et ont une petite fille, Rashayoma, qui marche depuis un an peut être.

    Pourrait-il me le dire ? son nom est Héhibewe mais chez les Yanomami il est interdit de nommer, de prononcer les noms à voix haute , exceptionnellement on les chuchote, en aparté, à voix basse à l’oreille de l’ethnologue, sans doute le seul avec le temps et beaucoup de patience à tous les connaître. Les noms des personnes sont tabous, généralement ils désignent un élément de la nature végétale, animale……, ou une partie de celui-ci. Entre adolescents, jeunes hommes, l’usage fréquent de surnoms ou sobriquets si substitue : ainsi peut-on être surnommés Grosses fesses, Gros pieds, Grandes Mains, ou d’autres bien plus cocasses … Ici avant tout et pour tous, on est fils,(moroshi, mo désignant le pénis) ou fille, nakassi (na, désignant le vagin), grande où petite sœur, petit ou grand frère, époux, ou épouse (héroyéyée / suwebiye) père ou mère, grand-père, grand-mère, on peut aussi être shori (allié) ou alors nabe (étranger), comme pourrait l’être une personne d’un autre groupe et naturellement l’ethnologue. Cependant si ce dernier demeure un certain temps au sein d’une communauté il arrive qu’il puisse être appelé fils ou frère cadet, d’un homme, d’un ancien, et par la terminologie de la parenté être ainsi « intégré » à la communauté.
      Dans le shabono (construction plus ou moins circulaire, immense toiture végétale à pente unique inclinée vers l’extérieur) chaque famille est installée au vu et au su de tous. Ce sont les liens de parentés et d’alliance qui déterminent le voisinage immédiat tout comme ils régissent l’ensemble des mouvements et déplacements quotidiens, ainsi que tous les échanges. Chaque famille occupe donc une place bien précise, un espace triangulaire d’environ deux mètres de côté que les hamacs délimitent et au centre duquel se trouvent les tisons du feu. Un inventaire rapide et exhaustif peu démontrer que chaque famille est en possession des mêmes objets tous d’origine végétale que la plupart du temps chacun chacune a façonné, taillé, monté, tressé, filé, tissé, poli pour son propre usage, qu’ils se prêtent ou qui sont parfois destinés à êtres échangés. Ce sont pour l’homme, un arc, quelques longues flèches armées de pointes destinées à différentes cibles, lancéolées, harpons, enduites de curare, un carquois de bambou clos de peau de pécari, contenant quelques pointes, deux morceaux de bois prêts à produire le feu, des fibres bien sèches de coton ou d’autres végétaux. Le (thômi), une dent de rongeur montée en petite gouge y est suspendue par une cordelette. Pour la femme, on notera, une grande belle et solide hotte, un ou deux paniers au tressage ajouré, un plateau rond, plus ou moins grand et profond, d’un tissage aux brins serrés , quelques calebasses, récipients ou contenants, de différentes tailles et bien entendu chez tous, les hamacs de lianes et parfois de coton. À Certains feux on pourra remarquer, glissés sous la charpente ou suspendus et baignant la plupart du temps dans la fumée, de longs joncs qui sèchent et deviendront des hampes de flèches, une poignée d’ébauches de pointes lancéolées. Ailleurs, une ou deux quenouilles portant du coton filé, ou encore une poche végétale (cosse de fruits) bien fermée, contenant de belles plumes ou du duvet d’un blanc immaculé ou oranges, rouges, verts, jaunes, d’autres d’un bleu métallique éclatant certaines assemblées en légères parures, ou encore grandes, noires et précieusement conservés pour les empennages. On notera que certaines femmes jeunes portent un minuscule cache-sexe de coton leur couvrant à peine le bas-ventre, voilà tout ; non, pas tout à fait, peut-être découvrira t-on aussi une ou deux petites calebasses brunes et bien rondes, fermées d’un bouchon de cire d’abeille . Elles peuvent contenir une partie des cendres d’un mort.
 Ils sont nus, la forêt, la faune et la flore les nourrissent, les habillent, mieux, les habitent entièrement.
 
 
 UNE VIE

  Quel mystère entoure le coït, qui dira où et quand l’enfant est conçu, à l’auvent dans le hamac, en forêt ? C’est subrepticement et dans la plus parfaite discrétion qu’il vient au monde, à l’écart des regards et de la lumière, parfois violente dans le shabono . Si, bien évidement la communauté n’ignore pas l’événement ce n’est pas pour autant que le nouveau-né lui est montré. La mère, qui pendant et après l’accouchement reçoit l’aide de sa propre mère, d’une sœur, garde le bébé contre elle et peut effectuer de brèves sorties pouvant avoir lieu quelques heures voire quelques minutes après la naissance. Plus tard lorsque ses proches auront perçu, déterminé certains traits susceptibles de le où la définir, alors à voix basse l’enfant sera nommé, sans que quiconque en soit particulièrement informée. Naissance et  Garçon ou fille, le tout jeune enfant passe quelques semaines contre le corps de sa mère qui progressivement et momentanément le laisse à son père, ses grands parents maternels, aux autres enfants, les filles en particulier, ou a ses voisines.
 Grandissant, il pourra, lors d’absences prolongées de sa mère (quelques minutes ou heures), être mis au sein d’une sœur de la mère ou de sa grand-mère, toutefois quand elle ne le confie pas à une autre personne, la mère l’emporte partout où elle va. Il est rare d’entendre pleurer un bébé Yanomami. (On peut parfois voir une femme portant au sein un tout jeune animal, singe, cochon, petits animaux sauvages, capturés, adoptès ).
    Plus tard, lorsqu’il se déplacera seul il rejoindra souvent les autres enfants, partagera leurs jeux et encouragé par ses aînés, à force de vaillance, de volonté, de personnalité s’intègrera à leur groupe, puis devenant vraiment autonome se déplacera librement, mais il lui arrivera d’être sermonné . Garçon ou fille il /elle accompagne souvent père ou mère dans leurs activités quotidiennes, en forêt , au jardin. Avec eux il / elle apprend la vie qui l’attend, les activités qu’il devra effectuer, l’univers qui est le sien, les animaux , les plantes, à reconnaître et distinguer ceux avec qui il / elle vit, comment il doit se comporter, agir, ce dont bien sûr il aura commencé à prendre conscience en vivant dans la shabono avec ceux de son âge. Il est fréquent qu’une mère de plusieurs enfants « confie » l’un d’eux à la sienne propre pour lui tenir compagnie, l’aider à certaines taches, son hamac est alors suspendu au foyer des grands-parents. Dans leurs déplacements, les anciens, hommes ou femmes sont fréquemment accompagnés de l’un de leurs petits-enfants. Garçon, adolescent, il vit ses journées sans obligations précises, excepté celles que les alliances installent, ni connaître de cérémonies particulières qui l’élèveraient à un statut supérieur : ici, ni rite particulier, ni tatouages, ni scarifications ; la communauté ne s’écrit pas sur ses membres.
   Jusqu’à sa première menstruation, la jeune fille vit près de sa mère, sa grand-mère, près des femmes avec lesquelles elle entend la vie qui l’entoure. Ses menstrues venues, elle est recluse, écartée quelques jours du regard de tous puis peut bientôt aller retrouver un époux parfois déjà connu d’elle et pour lequel on l’aura peut-être invité à avoir quelques attentions . L’endogamie étant préférée il se peux qu’une jeune fille rejoigne un mari plus vieux qu’elle, qu’un jeune homme soit uni à une femme plus âgée. De cette même communauté ou originaire d’une autre, l’époux se doit d’effectuer un service prémarital plus ou moins long auprès des parents de sa femme, qui peut-être seconde ou troisième épouse.
   Ainsi chez les Yanomami devient-on membre d’une communauté de parents, de personnes à défendre, à  protéger, d’alliés avec qui partager, échanger, ainsi devient-on un homme une femme vivant dans un univers totalement délimité et reconnu de tous, circonscrit de la terre jusqu’aux astres, du soleil à la lune, des plantes aux animaux, des vents à la pluie. Un univers qui s’explique par la mythologie, auquel tous et toutes sont totalement soumis et intégrés, du ventre gros des femmes aux corps terrestre sans vie. Pourrait-on également dire, en deçà et au-delà ?

 Il / elle sera devenu père ou mére, allié, ancien, défié et respecté par tous. Il/ elle aura échappé aux atteintes des parasites, fièvres mortelles, maladies, flèches      ennemies ou encore aux « Hékura », mauvais esprits envoyés par ces derniers . Il/elle aura atteint le terme d’une vie bien remplie de membre d’une communauté que les échanges et alliances auxquels comme tous il aura participé, ont portés à travers le temps à changer plusieurs fois de place dans la forêt, puis un jour naturellement la vie elle aussi se déplacera, le quittera.
     Alors, comme tous les morts, ses proches l’ayant pleuré dit et chanté ses mérites et sa générosité, dit et chanté ensemble leur tristesse, leur désespoir de le /la voir s’en aller par un autre chemin, iront dans la forêt suspendre son corps enveloppé de feuilles , l’y abandonner, pour quelques temps plus tard aller le rechercher et en brûler ses restes.
    L’un d’eux rassemblera ses os calcinés, les pilera pour les réduire en poudre qui sera précieusement conservée dans de petites calebasses puis partagé consommée plus tard encore, ensemble réunis comme pour le retenir, s’unir autour de lui, plus fortement encore avec les alliés.
     De lui, d’elle, tout sera oublié, tout ce qu’il / elle « possédait « tout ce qu’il / elle aura façonné, arc, flèches, hotte, vanneries, hamac et parures sera brûlé, tout ce que l’homme aura planté sera détruit, coupé, comme seront cassés, enterrés, jetés à l’eau les quelques objets de métal venus du monde extérieur, s’il en tenait. Son nom même sera oublié, interdit, et lorsqu’il / elle reviendra dans les pensées, les rêves de ses proches, les pleurs chantés l’inviteront à ne pas tourmenter ceux qui sont restés sur cette terre.

     Lorsque le temps l’a usé, les insectes détériorés, l’auvent magnifique et léger assemblage de troncs solidement assemblés par des lianes, soigneusement couvert de milliers de feuilles est lui aussi rendu à la forêt pour un autre en cours de construction. Ici tout né d’elle, tout lui appartient, lui revient, ici les hommes ne se sont pas éloignés de la nature.

 Ce que parler veut dire.

       Tout est dit, rien n’est écrit, pourtant sur le corps, lignes ondulées, points ou cercles de teinture végétale, rouge noire ou blanche, certaines compositions, pourraient avoir un sens autre qu’esthétique comme par exemple les taches noires sur les joues des femmes ayant perdu un parent, un enfant et qui ne s’effacent qu’avec le temps.

Tout se dit, tout est dans la parole, tous sont à l’écoute, entendent et participent au discours à la respiration de la communauté, mais ce qui certainement semble avant tout s’installer comme précepte de l’ordre c’est leur rapport à l’imaginaire auquel la mythologie les enchaîne, l’imprescriptible relation fantasmatique des êtres humains entre eux, au cosmos, à la totalité de la nature. Ici et parce qu’il l’a voulu, l’est devenu sous l’effet des hallucinogènes, il nous faut évoquer le rôle de chaman qui pour l’équilibre et la santé de tous tisse et entretient les liens de chacun à la communauté et de celle-ci au monde fantasmatique. Bien que la plupart du temps, rien de particulier ne le distingue, il est le seul personnage (ils sont parfois deux) qui maîtrise cette immense responsabilité qu’il exerce rituellement chaque jour (ou pour soigner un malade ) en entrant en relation avec le monde des esprits par l’inhalation de l’ébéna un hallucinogène aux effets momentanés qu’il prépare

Tout est dit, rien n’est écrit. La mémoire collective dicte les interdits les tabous, l’ordre des classes d’âge, la parenté, les alliances. A l’exception du shaman, aucun n’a de prérogatives particulières, personne n’exerce sur quiconque de pouvoir coercitif et si, comme partout, en fonction de leur âge certains sont naturellement plus habiles ou attirés que d’autres vers des activités précises, chasser, pêcher, abattre des arbres, bâtir, tresser les vanneries, confectionner les hamacs, façonner les arcs , toutes et tous mettent évidemment un « point d’honneur » à tenir leur place, à participer aux échanges incessants.

   Nous savons que comme pour de nombreuses communautés l’échange qui les inaugure les installe et les renforce est celui des femmes par les hommes entre eux. Pour les Yanomami le mariage idéal est la conclusion de l’échange de leur sœur par deux hommes. La parenté , l’alliance régissent donc le mouvement et la totalité des rapports humains, échanges de femmes, de biens, de nourriture… . Parenté, activités de productions, imaginaire, échanges est-il possible que ces seuls faits culturels puissent structurer une communauté qui ignore la notion de pouvoir ?. Plus précisément demandons nous quel est alors le fait culturel qui la rend pérenne.

     Rien n’est écrit, et c’est probablement la raison pour laquelle les Yanomami passent tant de temps à s’entretenir, à converser. C’est dans l’échange verbal ouvert ou restreint que la communauté yanomami maintient à chaque instant son équilibre, son existence. Immédiatement perçu, tout ce qui est susceptible de poser problème, de déséquilibrer famille et communauté, est rapidement exprimé par l’un ou l’autre, débattu sur le champ, conduit à son règlement qui mène parfois à la violence.

     Périlleux exercice pour la reproduction d’une communauté que ces seuls échanges de biens, de femmes, de morts, périlleux exercice pour la seule parole dans une culture ou « religion », conflits ou guerres n’ont pas permis que leader ou chef ne surgissent.
 Et qui pourrait dire pourquoi celle-ci, en « équilibre » permanent, fonctionne si bien depuis tant d’années ?
 Leur conception fantasmatique du temps et de l’espace teint-elle une place prépondérante dans cette pérennité ? Qu’elle pourrait être celle de la parole ? En constituerait-elle le ferment le ciment ?

  Ici, il nous faut ouvrir une parenthèse et retenir quelques données qui nous paraissent incontournables lorsque l’on veut approcher la pensée sociale des Amérindiens, et ici, en particulier, celle des Yanomami. Ces derniers n’expriment que deux seuls nombres: thiyabi (un), borakabi (deux) ; au-delà, c’est beaucoup : bruka ; plus encore, vraiment beaucoup : bruka éparohowe.
 La notion de double, Noreshi, est primordiale pour tous et plus encore lorsqu’il s’agit de petits enfants. Les Yanomami voient d’une très mauvais œil le photographe, un simple croquis est déjà une retenue du double et à notre grande surprise ils allèrent même jusqu’à interpréter nos notes de terrains ( un jour ou à leur demande nous leur expliquions ce que nous faisons) comme étant le double de la vie quotidienne , et lors d’une décès allèrent même jusqu’à nous interdirent d’écrire..




 Le pouvoir et le champ de la parole.

    «  l’Être de la société primitive a toujours été saisi comme lieu de la différence absolue par rapport à l’être de la société occidentale, comme espace étrange et impensable de l’absence - absence de tout ce qui constitue l’univers socioculturel de l’observateur : monde sans hiérarchie, gens qui n’obéissent à personne, société indifférente à la possession de la richesse , chefs qui ne commandent pas, cultures sans morale car elles ignorent le péché, société sans classe, société sans État, etc ; bref, ce que les écrits des voyageurs anciens ou des savants modernes ne cessent de clamer sans parvenir à le dire, c’est que la société primitive est, en son être, indivisée..  ( ….)  (a-P.51)
«  La communauté primitive est à la fois totalité et unité. Totalité, en ce qu’elle est ensemble achevé, (…). Unité, en ce que son être homogène persévère dans le refus de la division sociale, dans l’exclusion de l’inégalité, dans l’interdit de l’aliénation .  (a-P.54) (….) elle ne laisse aucune figure de l’Un se détacher du corps social pour la représenter, pour l’incarner comme unité. (…) Le législateur est aussi le fondateur  de la société, ce sont les ancêtres mythiques, les héros culturels, les dieux ». (a-P. 55).
  «  (….) Loin d’être inerte, le système est en mouvement perpétuel , il n’est pas dans la statique mais dans la dynamique, et la monade primitive, loi de demeurer dans la fermeture sur elle-même, s’ouvre au contraire sur les autres dans l’intensité extrême de la violence guerrière. «  (a-P.57)




    Le temps de la parole.

  Nous sommes à 5 ° de l’équateur, les journées sont d’environ 12 heures tout au long de l’année, avec une légère différence entre l’été et la saison des pluies.
 L’étude que nous avons conduite chez eux nous a appris que Héhibewe passait 63% de son temps dans le shabono, 36,7 % à l’extérieur, que 5 heures 45 minutes d’activités de production quotidienne ( toutes confondues et non intensives) lui étaient suffisantes pour faire vivre sa famille et de surcroît, par le biais des échanges participer à la vie de la communauté, et aux relations de cette dernière avec ses voisines, alliées.
Ses loisirs comptent pour 30 % de ses journées ( 4 heures). Difficilement classable, le temps passé en entretiens constitue 16, 7 % du temps total de sa journée.

   Nous avons vu que Héhibewe consacrait quotidiennement 16,7 % de son temps à converser, participer au discours général de la communauté. Nous le savons, celui-ci par sa finalité intrinsèque, préserve et maintient en permanence l’équilibre quotidien du groupe, notamment par le  règlement d’une multitude de petits conflits générés par la vie quotidienne de l’ensemble de la population confrontée aux obligations ou contraintes fantasmatiques.
   Avec ceux de Warabawe comme chez d’autres amérindiens, nous avons constatés que ces litiges peuvent êtres fréquents, entraîner une grande violence et, par le fait des alliances, interpeller parfois toute la communauté. Si bien souvent à la suite de leur règlement le calme revient, d’autres fois, après les plus virulents, l’un ou l’autre responsable ou victime de ces désordres s’éloigne quelque temps, part vivre en forêt ou chez un parent, dans un groupe voisin.

   Peut-on considérer que la fréquence des litiges les plus graves démontre les limites de la parole qui les apaise, les règles ? Est-il pertinent de mesurer - conflits et oralité- à la densité de la population, et donc à la pérennité de la communauté ? Nous croyons pouvoir dire ici que lorsque leur fréquence et leur violence dépassent dans le temps le champ du pouvoir de la parole communautaire qui les règles, le groupe vivant dans un désordre insurmontable en vient à se remodeler, exercice en fait permanent. Il est arrivé qu’en période de plus ou moins grande tension , une personne, une famille s’éloigne quelque temps, quitte l’auvent pour aller visiter un parent.
     Notre analyse voudrait donc signifier que le facteur prédominant de l’équilibre nécessaire à la vie d’une communauté qui ne connaît que l’oralité, ignore le pouvoir pyramidal et coercitif pourrait être, dans un milieu donné la densité de la population.

   Depuis quelques temps déjà, l’ethnologie a prouvé que l’on ne peut parler d’économie de subsistance à propos de ces sociétés, mais bien au contraire d’abondance (cf. Marshall Shalins), Age de pierre age d’abondance, Gallimard, 1976). Nous savons maintenant que le temps imparti à la production alimentaire est relativement court, alors que celui accordè à la production de l’ordre social est important. Nous sommes donc conduit à penser que lorsqu’elle atteint une certaine densité de population, qui dans ces cas oscillerait entre 60 et 90 personnes (toutes classes d’âge confondues ), et donc parallèlement une certaine densité de désordre à résoudre, pour parvenir à maintenir sa cohésion, la force de l’entropie, devenant plus importante que le pouvoir communautaire, remodèle le groupe qui s’interdit toute division et / ou l’apparition d’un quelconque pouvoir coercitif qui la diviserait.

 «  Qu’est-ce que la société primitive ? «  demande P Clastres, il répond :
«  C’est une multiplicité de communautés indivisées qui obéissent toutes à une même logique du centrifuge  … C’est la guerre, comme vérité des relations entre les communautés, comme principal moyen sociologique de promouvoir la force centrifuge de dispersion contre la force centripète d’unification. (a P.88)

 Il convient ici, pour nos yeux de « civilisés », d’éclairer le terme de guerre employé par P. Clastres, et par bien d’autres avant ou après lui, se référant aux sociétés « sauvages ».
  Nous pouvons maintenant concevoir que le quotidien de la vie d’une communauté développe fréquemment des moments de tension, de violence. Toutefois, là où la densité de population n’est pas trop élevée et les ennemis éloignés, la guerre reste un événement exceptionnel, elle prend la forme de raids courts et les victimes sont relativement peu nombreuses.

   Nous voudrions clore cet exposé en rappelant que pour les communautés ( 70 à 100 personnes) Yekwana du Ventuari ( affluent de l’Orénoque), à la culture matérielle hautement élaborée, la structure de leur grande et magnifique maison circulaire ëttë, reflétait une grande partie leur organisation sociale. Toute d’abord, elle était leur représentation microcosmique de l’univers tel qu’ils l’imaginaient. Au centre de celle-ci, au pied du pilier central symbolisant l’arbre mythique par lequel le singe mythique monta dérober le manioc aux dieux, était enterré le «  chef », l’homme le plus ancien du village. L’intérieur de cette ëttë était divisé en deux grandes parties, l’une, centrale, réservée aux hommes. L’autre annulaire séparée du centre par un paroi d’écorce était divisée en espaces familiaux.
    Notre dernier terrain chez les Yu’pa, habitants de la Sierra de Périja à l’ouest du Venezuela, occupé par des communautés de 50 à 70 personnes (vivant en famille dispersées) nous a permis de découvrir, avant qu’elle ne disparaisse totalement , une forme d’ordonnancement de la parole. Le Tiyotio, avait pour support un dessin personnel et invariable, tracé à l’origine sur une planche de balsa, aujourd’hui sur du papier ; Sa pratique était réservée aux chefs de famille. Une conversation de cet ordre était toujours conduite sur le même rythme, la même scansion et s’ouvrait impérativement par la locution : «  Kano or mak’an » ( ce que je vais dire est vari). Les litiges importants étaient toujours traités sans que les antagonistes ne s’adressent directement la parole.

   Quelle parole pour quelles lois , quels rapports, quels liens sociaux a-t-on adressés à ces hommes pour que leurs sociétés connaissent toutes le triste et déplorable destin qui est le leur . A leurs yeux – ou plus précisément peut-être, à leurs esprits-, de qu’elle impensable, incroyable violence sommes- nous producteurs pour que ces cultures s’évanouissent, disparaissent aussi rapidement ? Quel «  esprit » nous habite, nous anime si ce n’est celui de la guerre ?

  Les textes « fondateurs » sont-ils à lire entre les lignes ? N’est-ce pas dans le silence des lois que se perçoit le symbole qu’elle ne veulent pas dire ?

                                  Alex Lhermillier
 

A) Archéologie de la violence . Pierre Clastre –(ed.L’aube-Essais) 

Ethnologie : Jared Diamond, Qu'est-ce qu'une société traditionnelle ?

« Qu’est ce qu’une société traditionnelle ? On peut dire qu’il s’agit des sociétés qui occupaient le monde jusqu’à une date assez récente. Il s’agit de petites sociétés qui entretiennent peu de relations avec les étrangers et n’ont pas de structure étatique. »

Emission à écouter sur La Grande table :
http://www.franceculture.fr/emission-la-grande-table-2eme-partie-jared-diamond-2013-10-25


24/01/2014 Pourquoi faire encore de l'ethnologie ?

Par Alex Lhermilier, Ethnologue, chercheur sur les sociétés amérindiennes

Entre 1968 et 1985, mon chemin d'ethnologue m'a conduit au nord de l'Amérique du Sud, au Venezuela, où pendant plusieurs années j'ai effectué mes terrains de recherche sur trois groupes ethniques de ce pays. C'est donc en évoquant rapidement l'histoire précolombienne et la découverte de ce continent que je compte ouvrir ce café philo - ethnologie.
    Je m'attarderai ensuite sur ces trois groupes – Yekwana, Yanomami, Yukpa – et d'autres, du point de vue de l'ethnologue, pour dire leur identité,  leur culture, leur histoire, leur présent et leur devenir dans la société et l'économie actuelles.
    Après cette entrée en matière, en faisant référence aux philosophes des XVIIIe, XIXe, et XXe siècles, j'aborderai ce que la rencontre et la découverte du Nouveau Monde, ainsi que d'autres peuples de cette terre qui devenait ronde, ont apporté au monde occidental, à la réflexion philosophique en général sur l'humanité, la culture, l'économie, le fait social.

Est-ce un destin que les peuples premiers disparaissent purement et simplement dans la mondialisation marchande ? Par leur manière, si différente de la nôtre, d'entrer en rapport avec l'environnement naturel, de s'organiser en société, d'échanger les biens, etc., n'ont-ils pas quelque chose à nous transmettre ? Ne peuvent-ils pas nous aider à maîtriser les lancinants problèmes que pose notre civilisation planétaire ?