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Le travail va-t-il disparaître ?
à déterminer
Pierre-Jean Dessertine

Le café-philo d'Apt ne pourra plus se réunir au Restaurant de La Tour de l'Ho. Il recherche un lieu d'accueil sur Apt.

Ce peut être un autre établissement bar-restaurant, ou aussi un espace dans un établissement public s'il permet d'apporter une collation à consommer sur place dans le respect des lieux.

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cafephilo.apt@gmail.com


20/12/2013 Compte-rendu "Faut-il avoir peur du vide ?"

Compte-rendu Café-philo Apt du 20/12/2013
Faut-il avoir peur du vie ?

Présentation de la question par Elisabeth Videcoq

La notion de vide est paradoxale. Le vide est absence d'être. Comment alors peut-il être ?
Première conséquence : les penseurs ont pendant très longtemps nié l'existence du vide.
Seconde conséquence : lorsqu'il a bien fallu l'admettre puisque l'expérience l'impliquait, il est apparu comme possédant les qualités d'un être à part entière. Le vide des physiciens est le lieu de champs gravitationnels et électromagnétiques.
Face à ces impasses, l'intervenante propose d'aborder le vide en tant que sentiment, ce qu'on peut appeler le vide « existentiel ».

Une de ses occurrences familières est la situation d'attente où le présent est évacué en faveur du futur. Symétrique est le sentiment de vide lié à la situation d'échec où le présent est évacué en faveur du passé.
Mais parfois, c'est le présent lui-même qui se refuse à nous motiver. Nous vivons alors dans une temporalité vide qu'il faut bien faire passer malgré tout. Cela peut être dû à un contexte démotivant - « il n'y a rien à faire ici ». Mais Pascal met en évidence une cause plus essentielle à l'ennui et qui est en soi-même, lorsque l'homme sent « son néant, son abandon, son insuffisance, sa dépendance, son impuissance, son vide » liés à sa condition.
L'apathie dépressive comme contrecoup de l'activité exigée par la vie sociale est le symptôme de l'absence de sens - du vide - de cette vie.
Le deuil est un processus psychique résultant du vide laissé par la perte d'une relation affective importante pour la valeur de son existence.
D'une manière générale l'expérience de la souffrance, qui est toujours finalement une expérience de sa solitude, creuse toujours un sentiment de vide.

Comme le montre Pascal, la fuite à tout prix dans le divertissement est alors trop souvent la réponse donnée au sentiment de vide. Mais le divertissement – qui signifie se détourner du problème au lieu de le résoudre – approfondit le sentiment de vide car il éloigne l'homme du sens qu'il pourrait donner à sa vie pour qu'elle retrouve une plénitude.
L'intervenante montre alors en quoi la société contemporaine est une société où ce sentiment de vide s'exacerbe dans le même mouvement où le divertissement se généralise jusqu'à prendre parfois la forme d'addictions.
Un des phénomènes les plus significatifs à cet égard est le délitement du lien social et la montée de l'individualisme narcissique.

Pour conclure l'intervenante met en perspective la valeur négative du vide dans la culture occidentale par opposition à la valeur positive que lui donnent des pensées orientales comme le bouddhisme.
Ce qui lui permet d'ouvrir le débat sur la question : Le vide est-il une fatalité ou une opportunité ?
Débat

Les interventions des participants au débat ont été riches dans le sens où elles ont multiplié les points de vue sur le sens que peut prendre le vide dans l'existence humaine.

On a souligné le passage d'une certaine plénitude au vide des sociétés encore primitives à partir du moment où leur étaient imposées les valeurs de la civilisation occidentale.
Dans la foulée on a constaté la capacité de faire le vide, non seulement dans les cultures différentes, mais aussi dans la biosphère, de cette civilisation occidentale qui se mondialise.
A été évoquée cette angoisse universelle du vide qu'on appelle le vertige ; on a fait l'hypothèse qu'elle puisse être reliée au choc psychologique qu'est la naissance. Dès lors est apparu la possibilité d'un lien entre le vécu de la brutale mise en espace du nouveau-né humain et la prégnance des sentiments négatifs liés au vide dans l'existence humaine.
Mais on a aussi remarqué que, concernant les affects liés au vide, il fallait sans doute faire une distinction entre la culture occidentale et les pensées orientales. On a souligné que pour le Bouddhisme entre autres le vide était le but ultime – le Nirvana – et le principe d'une spiritualité très riche qui passe par le renoncement au désir.
Cependant ce but restant obscur par sa dimension mystique, une participante a fait remarquer que d'une manière générale l'idée de vide se manifeste toujours lorsqu'une chose qui nous intéresse disparaît. Si bien que le sentiment négatif du vide doit être relié au sentiment de manque.
La pensée de Bergson a été alors évoquée. Pour ce philosophe le vide est une illusion car si l'on s'en tient à notre expérience dans son immédiateté, il n'y a jamais de vide : dès que quelque chose disparaît il y a autre chose qui la remplace. Parler de vide, c'est ne tenir compte que de ce qui disparaît parce que ça nous intéresse en escamotant ce qui apparaît.
Cette analyse est intéressante parce qu'elle permet de comprendre pourquoi on ne trouve jamais une réalité absolue du vide, mais seulement une réalité relative. Il n'y a pas le vide, mais il n'y a que des vides de quelque chose.
On a vérifié ceci pour les deux vides les plus importants de l'existence humaine : on ne peut arriver à aucun début de conception d'un vide qui précéderait notre naissance comme de celui qui suivrait notre mort.

Finalement, à partir de l'idée que l'existence de tout être humain se remplit de sa capacité de donner sens à sa vie, il semble bien qu'un certain consensus se soit fait sur l'idée que le vide est essentiellement absence de sens. Le vide de quelque chose étant la conscience de la perte d'un être qui faisait sens pour soi.

Le vide d'une société serait alors exactement proportionnel à sa faculté d’aliéner la capacité des individus à donner du sens à leur vie.

Pierre-Jean Dessertine

20/12/2013 Faut-il avoir peur du vide ?

Voici le texte de l'intervention d'Elisabeth Videcoq :


Introduction
 En commençant à réfléchir au sujet de notre débat de ce soir, voici la première découverte que j’ai faite : Parménide, philosophe grec présocratique, disait : » L’être est, le non être n’est pas. » Or le vide était pour lui un non être et ne pouvait donc exister.
J’en ai tiré une conclusion un peu hâtive : « Le vide n’existe pas, donc circulez, il n’y a rien à voir, rien à dire. ». La feuille qui était devant moi restait blanche et vide de tout écrit.
Puis chemin faisant j’ai découvert que cette notion de vide recouvrait un  champ si vaste…si plein…si riche…et était le théâtre de tant de batailles, qu’au risque de tout mélanger, il a fallu que je fasse le vide dans mon esprit avant de me lancer !


LE VIDE

Définition du vide
En philosophie
La notion de vide est intimement liée à la notion d’être. Le vide est l’absence de matière, l’absence d’être.
En physique
Le vide est un concept qui recèle des propriétés tout à fait surprenantes et néanmoins fondamentales. Il ne s’agit pas du rien (l’absence de tout). La physique moderne nous dit d’ailleurs qu’il est tout à fait pertinent de  discuter de l’énergie du vide.
Il y a eu des débats philosophiques de l’antiquité jusqu’à la renaissance autour de cette notion.
La découverte, ou plutôt l’admission du vide dans la nature est une étape décisive de l’histoire des sciences, la polémique agite fortement les milieux savants durant la révolution scientifique du XVIIème siècle.
  
Aujourd’hui, nous sommes entraînés par la physique moderne dans ce qu’elle a de plus étrange à savoir le contenu du vide !
Alors que la physique classique a admis l’existence du vide, la physique moderne remet cette idée en cause. Il existe des champs électriques, magnétiques et gravitationnels dans le vide. Peut-on encore parler de vide ? Le vide existe-t-il ?
Mais je vous laisse aller explorer le monde de la physique quantique dans lequel je ne m’aventurerai pas. Par contre je vous propose d’explorer la notion de vide en tant que sentiment ou vide « existentiel » comme objet principal du débat de ce soir.
Là encore j’ai ouvert la boîte de Pandore… J’espère que cela ne va pas me mener à la catastrophe !
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Le Vide  « existentiel »

 Au niveau individuel
Définition
Le « vide existentiel » est une condition humaine caractérisée par un sentiment d’ennui généralisé, d’aliénation et d’apathie.
En être atteint, peut aller jusqu’à perdre toute motivation de vivre : le vide remplace le plein de la vie. Il donne l’impression de subir une fatalité incontournable.

Le vide et son rapport au temps
Des sentiments de vide peuvent survenir simplement à l’occasion d’une attente : Attendre une personne, un ami. Je pense à cet ami qui doit arriver et qui n’est pas là, qui est absent. Dans l’attente je reste dans le vide de l’absence, je suis ailleurs, je suis dans un futur, dans le futur de ce qui doit arriver et je dénie  la présence de ce qui est. En effet l’absence a un pouvoir remarquable, une puissance de négativité, elle néantise la perception.
 Sentiment de vide aussi dans l’échec d’un désir. Je désire ardemment une personne, une situation, un objet qui a un prix infini à mes yeux et j’échoue dans mes tentatives. Je reste avec l’absence de ce que je voulais posséder. 
Bergson écrit : « Un être qui ne serait pas doué de mémoire ou de prévision ne prononcerait jamais les mots de  « vide » et de « néant », il exprimerait simplement ce qui est et ce qu’il perçoit ; or ce qui est et ce qu’on perçoit, c’est la présence »…. « Il n’y a d’absence que pour un être capable de souvenir et d’attente. »

Le vide et son rapport à l’ennui
Sentiment de vide, lorsque l’individu est confronté à l’ennui soit par l’absence d’activité soit parce que l’activité ne retient pas son attention, qu’elle est vide d’une fin digne de s’y intéresser. Il va alors chercher à s’en distraire au moyen d’un passe temps. Il s’agit bien là de faire passer le temps malgré tout. Dans cet état d’ennui, il va regarder tout le temps l’heure pour s’assurer que le temps passe car il est exposé à une temporalité vide qu’il s’empresse de combler.
Il est un autre ennui ; Celui où l’individu s’ennuie lui-même et d’une partie de lui-même. Ce qui peut résulter du manque d’estime de soi.  Il est dans une absence totale d’envie à satisfaire ses désirs, une sorte d’apathie, d’inappétence, voir dans un désespoir qui le ramène à sa propre temporalité vide.
« Ce ne sont pas tant les objets qui posent problème plutôt que moi-même confronté à une absence de fin et donc à une absence de signification : je ne suis alors plus rien d’autre que cette  temporalité vide et insensée » dit  Pascal dans Les Pensées.
 « La peur que nous avons communément du vide n’est-ce pas l’absence que nous y mettons ? Cette absence qui néantise le reste. » Serge Cartanfan


Le vide et son rapport à l’énergie vitale
Le sentiment de vide s’exprimera, à l’occasion d’une grande lassitude,  d’un état d’épuisement physique ou mental ; Etat de tension permanente du à un rythme de vie frénétique, à des difficultés rencontrées dans le travail et ou dans la vie personnelle, épuisement physique et mental du à la maladie…..Ne nous arrive-t-il pas de dire : «   Je suis vidée, Je n’ai plus aucune énergie, j’ai la tête vide. »

Le vide et son rapport au deuil
D’une manière générale, le deuil permet de surmonter un événement critique de la vie, un vide lié à une perte brutale. Il est souvent associé à la mort : la mort d’un être aimé mais aussi « la mort d’une image parfaite des parents lorsque ceux-ci divorcent »,  « la mort de la confiance en une personne »,  « la mort d’une relation amoureuse lors d’une séparation »,  « la perte du statut social lié à la perte d’un emploi »
Le deuil est aussi considéré comme un processus nécessaire de délivrance, nommé résilience.
Les travaux d’ Elisabeth Kübler-Ross font retenir cinq étape dans le processus de deuil :
Le choc : phase courte mais violente refus de croire,  2 La colère : période de questionnement.                               3 Le marchandage : phase de négociations, de chantages.  4 La dépression : phase caractérisée par une grande tristesse, la détresse. 5 L’acceptation : perte comprise et  acceptée. Réorganisation de la vie en fonction de la perte.

Le vide et son rapport à la souffrance
Sentiment de vide lors d’une déprime, qui entraine une souffrance morale, voir des troubles du comportement,  une perte totale de l’estime de soi, un repli sur soi-même. Souffrance due à la misère, à l’absence de sécurité. Prenons l’exemple du SDF. Il manque de tout et se retrouve face à sa solitude, à sa différence et parfois à l’indifférence des autres. IL n’existe plus pour rien ni personne.
Le sentiment de vide résultant de  violences : problèmes familiaux qui peuvent aller jusqu’aux relations abusives et à la maltraitance…..L’individu soumis à cette violence se retrouve seul face à sa souffrance.
Ce sentiment de  vide intérieur fait peur et isole des autres ……

les réactions possibles face à ce sentiment de vide ?
 Parfois, l’individu va essayer de compenser sa frustration et le vide qu’il éprouve en devenant  accro à une sexualité compulsive, en devenant toxicomane ou encore en s’engageant dans la violence.
Parfois, sans aller jusqu’à ces comportements extrêmes, il va essayer de résoudre ses problèmes, soulager la douleur et le sentiment de vide qu’ils provoquent en s’évadant dans le travail, dans des activités plus ou moins plaisantes  ou dans le divertissement.
J’aimerais  m’arrêter là sur le double sens du mot divertissement ; d’une part à son sens usuel : celui d’amusement, d’autre part à son sens étymologique : « divertir » signifiant  « se détourner de ».
 Le divertissement selon Pascal est donc bien un masque qui évite à l’homme d’être accablé par son propre « néant ».  On pourrait rajouter par son propre vide. L’extérieur masque l’intérieur. L’homme agité croit se trouver lui-même, mais en réalité il se fuit, il n’agite que du vide :   « Tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne pouvoir rester en repos ». La conscience est incapable de supporter un face à face avec elle-même, c’est la source du malheur et de la misère de l’homme nous dit Pascal.
  


Au niveau de la société

Perte de sens
Aujourd’hui, la caractéristique essentielle de la société  est devenue la perte de sens et où chacun court dans tous les sens, ce qui équivaut à une absence de repères.

Baisse du lien social
Si la société se vide de repères, le lien social s’y estompe, y disparait de plus en plus au moins au niveau nationale (ce qui n’est pas forcément vrai au niveau local)  Or, c’est bien le lien social qui y fait sens et réciproquement.
 Les structures collectives se trouvent peu à peu vidées de leur signification, baisse massive de la syndicalisation, perte du religieux, désaffection du politique, disparition de la valeur travail, auquel se substituent la frénésie des loisirs, la frénésie de la consommation etc…

Montée du narcissisme
Mais surtout, une nouvelle figure apparait dans la montée aux extrêmes de l’individu post moderne, celle de Narcisse. En effet, s’il y a un désinvestissement de la sphère publique, la sphère privée, elle, est au centre de toutes les préoccupations, et fait écho à la désaffection du politique.

Exhibitionnisme
Désormais, on se centre sur le moi, l’ego, non pas tant comme architecte de la volonté mais comme source de plaisir, comme tout ce qui est susceptible de provoquer une jouissance. Exposition de soi grâce à tout ce que les moyens modernes de communication permettent. Il est important d’avoir « les codes », de penser face book ou de penser, tweeter. Cette pensée « réseaux sociaux » passe par le principe de mise en vitrine de soi. Il faut exhiber la plus belle  photo, le meilleur clip, la meilleur phrase, le meilleur commentaire. Etre présent sur face book invite, voir oblige les individus à choisir parmi une multiplicité de possibles la façon avec laquelle ils vont se représenter, la stratégie de mise en scène qu’ils vont adopter. Partant de là, on peut comprendre que l’intégration de chacun, sa réputation, son estime de soi dépendent de sa participation aux réseaux sociaux. Ne s’agit-il pas là d’une aliénation sociale ?
 Créer un blog pour se raconter inlassablement….et n’avoir d’autre but qu’une certaine popularité, liée non pas à la qualité du contenu du blog mais au nombre de consultations ou de commentaires laissés par les internautes, provocant une satisfaction béate et creuse liée à sa propre appréciation par d’autres.

Repli sur soi, solitude
Est-ce que tout cela ne fait pas que renvoyer l’individu à sa propre solitude, irrémédiable contre coup du  narcissisme et à l’incapacité de l’homme moderne à rencontrer l’autre sur un mode authentique.
Il n'y a plus de dialogue, celui-là même dont Merleau-Ponty disait, dans la phénoménologie de la perception, qu'il était un véritable être à deux,  «  capable de m'arracher des pensées dont je n'avais même pas idée avant que le dialogue ne débute…. 

L'enfermement sur lui-même de l'homme contemporain,  son narcissisme va le conduire à contempler inlassablement sa propre image dans le miroir, une image vide de tout contenu.

Notre monde grand ouvert a gommé l’importance de l’espace réduit à notre seule dimension, a gommé l’importance de ce sentiment d’appartenance à soi-même. N’est-ce pas cette absence à soi-même qui crée un grand vide intérieur ? Montaigne recommandait déjà de  « se rouler sur soi-même » tel un contenant pour intensifier les ressentis de notre monde intérieur, pour découvrir ce que l’on possède vraiment. Créer et cultiver notre monde intérieur Cet investissement ne serait-il pas nécessaire pour devenir propriétaire de soi-même, pour acquérir son autonomie, la faculté de faire des choix, pour retrouver sa juste place, sa liberté, s’épanouir, créer, aimer ?

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Conclusion : Le vide, fatalité ou opportunité ?

Perception du vide et culture
Il me semble tout d’abord important de souligner que la signification de « vide » varie selon le contexte, la tradition culturelle ou religieuse dans lesquels il peut être employé.

En occident
En occident la philosophie définit le vide par rapport à l’être question qui est au centre de la métaphysique et  qui a provoqué d’innombrables  débats depuis Parménide jusqu’à Heidegger et Sartre.  Là où l’occident s’intéresse à l’essence, la substance et l’existence, l’orient met en avant  le devenir, l’impermanence, l’interdépendance et les relations entre les êtres. Cela  a évidemment un impact essentiel sur le concept de vide dans ces philosophies.( à revoir)

Chez les bouddhistes
Lorsque le bouddhisme enseigne que la vacuité est la nature ultime des choses, il veut dire que les phénomènes et les fonctions qu’ils remplissent sont dénués d’existence autonome et permanente, nous dit Matthieu Ricard. 
 «  Toute chose dépend des autres pour exister, tout est par nature interdépendant et donc vide d’existence propre. »

Chez les taoïstes
Chez les taoïstes le vide est conçu comme un potentiel : 
 « Quelque chose qui attend d’être rempli et par extension d’être réalisé. C’est l’esprit vide de pensée dans lequel peuvent naître les idées, c’est le blanc de la feuille qui attend d’être dessiné. Lorsqu’un taoïste voit un verre, il y  voit d’abord le vide qui le rend utile, le vide qui permet d’être rempli. »


  Introduction au débat
Aujourd’hui le vide est-il inévitable ? Est-ce une fatalité ? Sommes-nous complètement déterminés par le monde moderne ?
Deux citations pour nous aider à réfléchir :

Et si le vide est inévitable est-il une condition nécessaire et une opportunité pour recréer un plein de sens ?

……… « La vie s’écoule et ne retient rien indéfiniment. La plénitude (comme état de ce qui est plein) de la vie ne serait-elle pas dans l’écoulement sans retenue de la durée on chaque instant crée et recrée en dissolvant toute absence » ? Serge Cartanfan

20/12/2013 : Faut-il avoir peur du vide ?

Parler du vide, ce n’est si simple !

La notion de vide est intimement liée à la notion d'être. Le vide est l'absence de matière, l'absence d'être.

Parménide disait « l'être est, le non-être n'est pas » ; le vide est-il de l'être ou du non-être ?

Donc parler du vide, c’est parler de l’être et cela nous emmène assez loin du côté de la métaphysique et de l’ontologie.

De plus, le statut du vide varie beaucoup selon les cultures. 
Ainsi, lorsqu'un européen voit un verre, il voit d'abord la matière, sa forme, et la quantité de liquide qu'il contient ; un taoïste y verrait d'abord le vide qui le rend utile (qui permet d'être rempli). Le vide taoïste est conçu comme un potentiel, quelque chose qui attend d'être rempli, et par extension d'être réalisé : c'est l'esprit vide de pensée dans lequel peuvent naître les idées, c'est le blanc de la feuille qui attend d'être dessiné .

Pour le Taoïste, c’est le vide qui permet d’atteindre la vraie plénitude.

En musique, c’est donc d’abord le silence à l’origine de la partition, les silences structurels à l’intérieur de la pièce, et la structure elle-même, l’ossature. Les éléments tels que les notes et les rythmes appartiennent au Plein.

On le voit, une discussion sur le vide peut nous entrainer très loin.

Je limiterai donc ma présentation à une définition du vide, puis je me focaliserai sur la question du vide « existentiel » qui semble être une question importante en ce début du 21eme siècle.

En effet, la montée du consumérisme, la recherche du plaisir, le repli sur soi et l'abandon des croyances collectives entraînent une perte de sens, un sentiment de vide, qui peuvent être vécus négativement comme une fatalité, ou bien être considérés comme une étape nécessaire à une reconstruction. 

C’est ce débat que je souhaite introduire.


Elisabeth Videcoq

Café-philo du 29 novembre : Le concept de laïcité est-il utopique ? Bref compte-rendu

Exposé très riche et construit de Henri Giorgetti.

Le débat a notamment porté sur la laïcité à l'école et a soulevé des questions qui pourraient être l'objet de prochains débats :

- La laïcité revendique le recours à la raison. Mais son application pratique à l'école est souvent contestable (ex: charte de la laïcité). Le recours exclusif à la raison ne conduit-il pas au dogmatisme ?

- La montée des inégalités de la période actuelle met-elle en cause le principe d'égalité et à travers lui la démocratie et la laïcité ?

- Comment définir précisément le domaine d'intervention de l'Etat ? Peut-on légiférer sur tout ? Comment définir l'espace public où l'état doit garantir la neutralité ?

- Au nom de la laïcité, porteuse de tolérance et de liberté, l'état met en place des interdictions. Comment résoudre cette contradiction ?


Café-philo du 29/11 : Laïcité, Intervention de Henri Giorgetti

Parler de laïcité, en quarante minute, ça n'est vraiment pas simple, c'est un sujet terriblement "brûlant", l'agitation  et la confusion actuelles autour de l'affaire de la crèche  Baby Loup en témoignent  abondamment ces derniers jours.

Or, penser la laïcité, c'est rien moins que poser la question complexe du vivre ensemble, et pour cela il est quand même indispensable de prendre quelque distance, de viser  plus haut et plus loin que l'actualité immédiate, souvent passionnelle et simplificatrice.

Je vous propose de nous y risquer ce soir, après  une présentation inévitablement  très synthétique centrée sur le concept de laïcité, dont on peut légitimement se demander  s'il n'est pas utopique au regard des énormes enjeux contemporains auxquels il doit faire face.

Alors de quoi parle-t-on ? De quoi la laïcité est-elle le nom ?

D'abord,  la laïcité, en France, a valeur  constitutionnelle : l’article 1er de la Constitution de 1958  énonce en effet :

« La France est une République indivisible, laïque, (le terme apparaissait déjà dans la constitution de 1946) démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens, sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances… »

Je vous soumets  une conception plus globalisante, plus philosophique de la laïcité, celle du professeur Henri Pena-Ruiz, qui écrit :

« La notion de laïcité recouvre un idéal universaliste d’organisation de la cité et le dispositif juridique qui, tout à la fois, se fonde sur lui et le réalise.

Le mot qui désigne le principe, « laïcité », fait référence à l’unité du peuple, en grec le laos, conçu comme réalité indivisible, c’est-à-dire exclusive de tout privilège.
Une telle unité se fonde sur trois exigences indissociables :
-               la liberté de conscience assortie de l’émancipation personnelle,
-               l’égalité de tous les citoyens sans distinction d’origine, de sexe ou de conviction spirituelle,
-               et la visée de l’intérêt général, comme seule raison d’être de l’Etat » .

C'est  une première approche  du concept de laïcité, qui apparaît comme un authentique fondement  de la République et  de la démocratie française. D’ailleurs Jaurès déclarait : « Démocratie et laïcité sont deux termes identiques ».

Mais il a fallu parcourir un long et douloureux chemin avant d’en arriver là !

1)  Dans un premier mouvement, on peut avancer que le concept de laïcité n'est pas utopique, car il s'est forgé  au cours d'un processus historique qui a laissé des traces.

Du IVème siècle, où  l'empereur  romain Théodose en 392  fait du christianisme la seule religion officielle de l'Empire romain, au XVIIIème siècle, à la Révolution de 1789, l'histoire nous montre que lorsque une religion établit des liaisons  complices ou conflictuelles  avec le pouvoir politique, lorsque une  croyance prétend imposer son credo à toutes les autres, les choses se gâtent . 
« Là où il y a un élu, il y a un exclu.» (écrit R. Debray). (Un candide en Terre sainte 2008).

On en connaît les résultats : on entre dans cet "état de discorde" que dénonçait  Kant ,et dans le temps de l’intolérance qui  « a couvert  la terre de carnage »,  comme l’écrivait  Voltaire. En témoignent  par exemple les guerres de religions en France et en Europe au XVIème siècle.
 L' Edit de Nantes de 1598 et le traité de Westphalie  en 1648 vont tenter d'y mettre fin  et  permettre une pacification temporaire, en reconnaissant  officiellement  le  pluralisme religieux.

C'est  un premier repère: celui où la tolérance va faire irruption sur la scène politico-religieuse, mais sous une forme extrêmement fragile, restreinte, ça n'est pas une tolérance de principe,  c'est  une solution d'attente, une sorte de "paix armée", car dans le domaine religieux, chacun est sûr de détenir une vérité et pense que le Bien qu’il représente
finira  par triompher. D'ailleurs, l'absolutisme de Louis XIV qui se traduit par  « Un roi, une loi, une foi » y mettra fin, puisque l'Edit de Nantes sera révoqué en 1685.  
La religion d'Etat triomphera, la violence au nom de la foi reprendra.

Mais au cours de cette même période très tourmentée, des voix déviantes  vont s'élever contre l'obscurantisme, l’intolérance, le fanatisme, et vont, notamment,  contribuer à donner  un sens positif, un sens vertueux, au terme de tolérance.

C'est le cas, par exemple, de  Spinoza    philosophe juif hollandais du XVIIème siècle.  (1632-1677)
 "La liberté est un droit ...". écrit-il, et  "Seul est libre celui qui vit de toute son âme sous la conduite de la raison".
Cela suppose notamment la critique de la religion. Nulle soumission de la raison à la foi n'est légitime. L'Ecriture sainte  doit être un objet de savoir, comme la nature peut l'être,  et non pas une source de vérité révélée.
Il  n'y a pas de texte sans contexte.

(A ce propos, à Cordoue, dans l'Espagne musulmane, cinq siècles plus tôt, Averroès proposait  la même démarche : c'est seulement si  le Coran est en accord avec la philosophie, qu'on peut le recevoir à la lettre, disait-il)

Spinoza  oppose donc la philosophie, qui vise le vrai, même si elle n'a pas réponse à tout, à la foi, qui est source d'obéissance, mais aussi de piété et  d'espérance. Et  chacune doit rester dans son domaine.
Cependant, pour  vivre en société et éviter les passions et les conflits, un compromis politique est indispensable. C'est le rôle de l'Etat, un état qui n'est pas neutre, mais qui ne peut être que l'interprète de la religion dans ce qu'elle a de raisonnable et  qui borne  son action à la charité, à la justice, à la paix civile.
L'Etat  ne doit pas s'en prendre aux âmes, aux opinions personnelles de chacun, 
ce que Spinoza nomme le « culte intérieur ». La religion doit être une affaire strictement privée, séparée de la sphère publique y compris dans le financement des lieux de culte.

Mais c'est  John Locke philosophe protestant anglais (1632-1704)
qui est le premier à établir clairement le principe de la séparation entre le pouvoir politique et l'autorité religieuse.

L'Etat doit s'occuper des choses temporelles, ce qu'il appelle "les biens de ce monde", les églises, elles, doivent se préoccuper du culte, du "salut des âmes" ,
de l'au-delà du monde.

Toutefois, Etat et Eglise ont un point commun, ils sont l'un et l'autre producteurs de liens qui, pour lui?  sont  indispensables à la sauvegarde de toute société. Chacun doit utiliser ses propres moyens :
- pour l'Etat, c'est la force de la loi, qui concerne les actes, la sécurité et l'intégrité des biens,  et non pas la recherche du vrai et du faux, "les lois ne veillent pas à la vérité des opinions" écrit-il;
- pour l'autorité religieuse, c'est la persuasion, l'exhortation, la tolérance, qui concernent les esprits.

Cependant  la tolérance de Locke rencontre des limites : il exclut les athées, car pour lui, le lien religieux est constitutif du  lien politique, c’est pourquoi, un athée est véritablement "sans foi ni loi" !

On voit donc qu’on a avancé avec Locke, mais il reste encore une longue route à faire.

Et, sur cette route, une étape importante sera franchie  avec Pierre Bayle philosophe français, lui aussi protestant (1647-1706)  
 Dans son Commentaire philosophique sur ces paroles attribuées à Jésus-Christ  par Saint Luc « Contrains-les d’entrer " , il dénonce l'intolérance et prône une tolérance civile pour toutes les confessions le christianisme, le judaïsme, l'islam et même pour les athées.
C'est  un seuil décisif qui est franchi avec Bayle, car la singularité de l'incroyance est validée et surtout elle ne fait pas obstacle au lien social comme chez Locke. L'athéisme donc est compatible avec la société civile.
Et Bayle va même plus loin : pour lui, le lien religieux n'est pas nécessaire à la vie sociale et politique.  


Mais, et voici le deuxième grand repère: ce sont surtout les philosophes des Lumières, au XVIIIème siècle, qui  bâtissent l'essentiel des fondements philosophiques  mais aussi juridiques et politiques du concept de laïcité.
On va passer  du combat  pour  la tolérance, certes toujours nécessaire, mais dont on pointe désormais les limites, (comme relation de dominant à dominé, comme arbitraire du Prince)  à la reconnaissance de la souveraineté  populaire,  à la conquête de la liberté de conscience et de l'égalité des droits.

Mais d'abord, il faut penser par soi-même, ne pas déléguer sa conscience critique.
C'est  Kant (1724-1804) qui nous y invite : « Les Lumières c’est la sortie de l’homme hors de l’état de tutelle dont il est lui-même responsable. Sapere aude ! (ose savoir) Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! Telle est la devise des Lumières. »
L'homme  doit pouvoir ainsi  se dégager  de ce que Kant appelle une situation de "minorité". Car là où il y a un mineur, il y a un "tuteur".

Kant va même plus loin. Dans "Vers la paix perpétuelle"  il tente de penser un « droit international » fondé sur « une fédération d’États libres » ainsi qu’un « droit cosmopolitique » créant les« conditions d’un bien-vivre» partagé, les conditions de ce qu'il appelle une « hospitalité universelle ».

Mais conquérir ma propre liberté, c'est reconnaître, de façon égale, la liberté d'autrui.

C'est  Rousseau (1712-1778) qui  propose une vision complexe  du rapport entre liberté et égalité.
Pour lui, toute loi, tout système de législation, doit viser au plus grand bien de tous, c'est à dire précisément  la liberté et l’égalité.

"La liberté, parce que toute dépendance particulière est autant de force ôtée au corps de l’État ; l’égalité, parce que la liberté ne peut subsister sans elle. […]
L'évolution de l'histoire, de la société, ce qu'il appelle "la force des choses" a  tendance à détruire l'égalité. C’est  pour cette raison "que la force de la législation doit toujours tendre à la maintenir. »  
Et c'est en devenant sujet qui énonce la loi, en devenant  citoyen, que l'homme se situe à l'égal de tous les autres, que sa liberté personnelle se métamorphose en liberté de tous.
 Mais on retrouve chez Rousseau, comme chez Locke,  l'exclusion de l'incroyant , qui est pour lui, un être asocial, car incapable d'aimer les lois et la justice, et de se sacrifier pour son devoir.
Pour  Rousseau, le seul garant du lien social, du vivre-ensemble, est  la religion, mais une "religion civile" , une sorte de religion "simplifiée", réduite à quelques dogmes, et qui  peut parfaitement d'ailleurs, cohabiter avec d'autres croyances.

Contrairement à Rousseau, Condorcet  (1743-1794),  lui, refuse tout modèle religieux ou toute forme religieuse pour le lien politique.
Pour lui, l'association politique des hommes se fonde uniquement  sur la force de la raison et de l'indépendance de chacun d’entre eux. L'Etat ne peut  être conçu que comme le passage de la souveraineté particulière à la rationalité et à l'efficacité de sa mise en commun ,dans le but d'atteindre le vrai, en tout cas, plus modestement, de se prémunir de l'erreur.
 En confiant un mandat  au législateur, par le suffrage universel direct, en association avec mes semblables, mes égaux, hommes et femmes confondus, je n'abandonne pas ma souveraineté,  j'élargis  ma propre raison, je délègue mon opinion pour obtenir des décisions vraies et surtout conformes à l'utilité commune.
Pour cela il faut des garanties :
d'abord, il faut établir des procédures qui (quel mode de scrutin par exemple?) qui permettent l'expression de la pluralité des opinions et qui évitent ainsi l'arbitraire,  qui définissent  précisément le rôle de la loi  
"Il y a deux parties bien distinctes dans toute législation : décider quels sont les objets sur lesquels on peut légitimement faire des lois; décider quelles doivent être ces lois..."
Ce sera la fonction d'une Déclaration des droits,  qui ne sera en aucun cas un texte sacré mais qui, elle même, devra être soumise à la critique;
ensuite, la condition indispensable à l’émancipation des hommes et des femmes nécessite une instruction publique  et une éducation des adultes par laquelle Condorcet  souhaite, selon ses termes,  « rendre la raison populaire ».

Ainsi ces philosophes, avec bien d'autres, qui furent aussi des acteurs, seront les principaux inspirateurs de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789, qui peut être considérée, comme le véritable acte fondateur de la laïcité politique et universaliste qui ne dit pas encore son nom.

Cet idéal des Lumières, va progressivement trouver sa réalisation au cours du XIXème siècle, de façon éphémère  sous la Commune de 1871, puis de manière durable sous la IIIème République, depuis les lois de sécularisation, (on peut partir du code civil de 1804)  jusqu’ la refondation du système scolaire, qui  instaure l'instruction primaire obligatoire  et  l’enseignement public, gratuit,  laïque (ce sont lois de Jules Ferry de1882).

 Ce long processus conduira, mais après de très vifs débats, à la loi sur la séparation des Églises et de l’État du 9 décembre 1905, qui vise à mettre fin au "conflit des deux Frances" illustré, jusqu'à la caricature, par les figures opposées de l'instituteur et du curé, et qui  marque en France, un seuil qualitatif de  laïcisation essentiel.

C’est  là un  3ème et décisif repère où l'on voit la puissance publique, la République, véritablement  refondée  sur le principe de neutralité et  qui s'affranchit de tout ce qui peut diviser ou opposer les hommes en matière de croyances ou d'incroyance.
Il est bon de garder en mémoire les deux premiers articles de la loi :
et d'en bien peser les termes :
ARTICLE  1. - La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes ...
( les seules restrictions  sont soumises à  l'intérêt de l'ordre public).
ART. 2.- La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte.
Le vœu de V. Hugo, lancé à la tribune de la Chambre cinquante cinq ans plus tôt (en janvier 1850) se réalise enfin : " l'Eglise chez elle et l’Etat chez lui" , ce voeu se réalise par ce que Jaurès appelle en 1906  "une loi de liberté"
En somme, bien que le mot laïcité n’apparaît  seulement qu’en 1871, dans le Littré, le concept de laïcité, lui, s’est imposé dans le mouvement historique, il n'a  été ni une fiction théorique, ni une utopie,  car il s'est constitué peu à peu comme pensée critique de l’ordre établi, comme « force productive » conquérante d’une réalité nouvelle.
Mais l'oeuvre est loin d'être complète et achevée. Il y a bien des" déficit de laïcité" et de nouvelles et fortes interrogations sont apparues au cours de ces dernières années.

2)  A tel point que cela nous conduit, dans un 2ème mouvement, à nous demander si le concept de laïcité n’est pas tout de même de l’ordre de l’utopie.

 En effet, il peut être qualifié d' « utopique »  comme ECART entre théorie et pratique, entre idéal et réalité, utopique au sens d’  "irréalisé" .

D'abord, la loi laïque n'a pas concerné les colonies où existait depuis 1881 un Code de l'Indigénat,  discriminatoire.  

La loi de1905 ne s’applique toujours pas dans les trois départements de l'Alsace Moselle qui sont restés  sous le régime concordataire de 1801, après  leur retour à la France en 1918, ni dans certaines collectivités d'outre-mer .

Il y a donc des manques de laïcité.

Mais aussi  des brèches ont été ouvertes dans l'édifice laïque de 1905, notamment dans le domaine scolaire. Par exemple, depuis 1959, la loi Debré institutionnalise le financement public des écoles privées sous contrat.   
On se souvient qu’en 1984, le projet d'un grand service public unifié et laïque d’enseignement, le projet d'Alain Savary,  est abandonné sous la pression des catholiques défenseurs de l'école qu'ils qualifient de "libre".
 On pourrait citer d' autres exemple de dérogation.

Si l'on pointe les  discriminations comme marques d'inachèvement, alors deux catégories sont fortement concernées,  les femmes et les immigrés.

 Notons que la misogynie paraît faire partie des "valeurs" les mieux partagées des ultra-orthodoxes de tous poils, en référence aux textes sacrés, la Bible ou le Coran.
Sous la Révolutionles femmes furent classées dans les "citoyens passifs"  comme les enfants, les étrangers et, malgré l'appel de Condorcet, elles furent ainsi officiellement exclues du droit de vote. Nous savons qu'il  faudra attendre 1944,
pour  que ce droit leur soit  enfin accordé (soit dit en passant 10 ans après la Turquie).
Mais, la parité politique, les salaires  : ça n'est pas encore gagné.
Le Parlement  ne  compte que 25 % de femmes élues.  Selon l'INSEE,   l'écart des salaires entre femmes et hommes est de 20 %.

Discriminations également envers les immigrés. Chaque époque a eu, on le sait, son "meilleur" ennemi", son bouc-émissaire. A titre d'illustration, en août 1893, à Aigues-Mortes,   10 ouvriers italiens seront massacrés par de braves français.
Les migrants représentent toujours un "péril étranger" , surtout en période de crise.

Ce qui est bien le cas de nos jours, où les conditions de vie sont bouleversées par un processus de globalisation , qui engendre beaucoup de régressions sociales et d' injustices, qui provoque des mouvements de populations, désirés ou contraints,dans un monde où les distances sont abolies et où les repères deviennent flous.
La plupart des sociétés sont alors de plus en plus marquées par  le pluralisme des origines, des croyances et des coutumes des populations qui les composent.
Les difficultés d'intégration qu'elles rencontrent souvent, liées à un phénomène de  ghettoïsation urbaine, génèrent des sentiments de stigmatisation, d'exclusion et sont une source inépuisable de frustrations dangereuses et  de réflexes de peur.
Il y a là un terrain propice aux pathologies bien connues : au racisme, à la xénophobie, au repli sur soi, aux réflexes identitaires  face aux  dérives communautaristes.
 Le recours au religieux fonctionne certes comme  "supplément d’âme d’un monde sans âme", selon la formule de Marx, mais aussi, et c'est plus préoccupant, comme prétention  à répondre à des besoins sociaux et , pire, à exercer un contrôle sur l’espace public, bien trop souvent délaissé par les états et leurs services .
Dans ces conditions, le « vivre ensemble »  est complètement mis à mal et le concept de laïcité se trouve face à de nouveaux défis  sur  lesquels cette force productive doit  s'exercer désormais.

Encore faudrait-il qu'elle ne soit pas considérablement affaiblie. Et elle l'est. Car, il y a, aujourd'hui,  une vraie crise de la pensée.

Un nouveau climat "romantique",  relativiste, émotionnel et simplificateur, remet en cause la conception  universaliste et  séculière des Lumières, laissant  la pensée complexe et démocratique véritablement désemparée .

Et cela même au moment  d'affronter l'essor  des fondamentalistes de tous bords, en Orient comme en Occident, que certains voudraient  camoufler ou valoriser  sous le nom du "multiculturalisme".

Dans ce nouveau contexte, la pensée laïque se doit d'avoir, si j'ose dire, la "force tranquille" de concilier la défense de la diversité des opinions, des cultures, et dans le même temps l'affirmation claire de sa visée et de ses principes.
Mais pour cela il faudrait  d'abord débusquer le « le monstre doux »  conceptualisé par l’intellectuel italien, R. Simone, que Tocqueville appelle, déjà en 1840,  le « despotisme du futur » et le professeur Jean Baubérot « la douceur totalitaire ». Le "monstre doux" se manifeste par une culture de masse, un  "air du temps" médiatique  où les citoyens sont transformés en consommateurs passifs. Le fun , le superficiel, est au pouvoir et le "temps de cerveau humain disponible"  pour Coca Cola.
C'est bien la liberté de conscience, qui est ainsi agréablement assoupie, et la laïcité pourrait bien se voir épargnée  du "trouble de penser et la peine de vivre" , selon la formule de Tocqueville.

Nous voici  arrivés au  4ème repère qui concerne plus précisément  la période des 25 dernières années.

Tout commence en 1989 dans un collège public de banlieue d'où sont exclues  trois jeunes filles qui portent le foulard dit "islamique". Aussitôt, la polémique éclate et va durer plusieurs années. Aussi, en 2003, une commission, présidée par Bernard Stasi,  est chargée de réfléchir sur le principe de laïcité dans la République.
Ses travaux aboutiront à la loi du 15 mars 2004 : " Dans les écoles, les collèges et les lycées publics, le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse est interdit."
 La loi vise toutes les religions, bien sûr, mais, cela ne trompe personne, c'est bien le signe ou la tenue islamiques qui sont  visés. Désormais,  la question laïque va se focaliser sur l’Islam.

Depuis 5, 6 ans, en effet, on ne parle plus de laïcité qu'à propos de l'islam, dans un triptyque infernal : musulman,   immigration,  identité nationale,  où domine la figure de l'exclusion  et qui occulte  les véritables enjeux, politiques et sociaux

Et c'est une "nouvelle laïcité" qui prétend répondre  aux défis réels ou plus souvent supposés de la présence musulmane, mais qui sert aussi de leurre à une droite extrême ou "décomplexée".  
Cette "nouvelle laïcité" , que J. Baubérot qualifie de "laïcité falsifiée", peut prendre parfois la forme d' un véritable "intégrisme laïque"  qui n'accepte la liberté d'opinion et son expression qu'à titre privé et veut étendre à l'ensemble de la société civile, par exemple à l'entreprise,  le principe d'obligation de réserve et d'abstention religieuse du domaine public .

Plus subtilement, la laïcité est détournée : c'est au nom même de la laïcité, de la liberté de conscience qu'on revendique, paradoxalement, à la fois la liberté d'expression religieuse (contre le mariage gay par exemple) et en même temps qu'on prétend interdire à ceux qui critiquent les religions de s'exprimer, y compris dans des oeuvres artistiques ou satiriques. Le délit de blasphème n'est pas loin. D'ailleurs, il existe toujours en Alsace-Moselle.

En outre, brandir la laïcité de manière incantatoire, en faisant  appel à la morale ou aux "valeurs" d'une  République menacée , tout  en se voilant la face sur la réalité des rapports sociaux, rend peu crédible l'idéal laïque  sinon comme une sorte "d'arôme spirituel".

Et  certains ne facilitent  vraiment pas les choses.  
En 2007, à la basilique du Latran, Nicolas Sarkozy, Président de la République prononce un discours à l'adresse des cardinaux.
"Dans la transmission des valeurs et dans l'apprentissage de la différence entre le bien et le mal, l'instituteur ne pourra jamais remplacer le curé ou le pasteur, même s'il est important qu'il s'en approche, parce qu'il lui manquera toujours la radicalité du sacrifice de sa vie et le charisme d'un engagement porté par l'espérance".
Et il conclut  :
"Partout où vous agirez... je vous soutiendrai."

En 2010,  Vincent Peillon, futur ministre de l'Education nationale  publie "Une religion pour la République. La foi laïque de F. Buisson" .
Dans la présentation du livre on peut lire :
"Vincent  Peillon souligne combien la laïcité, faite religion nouvelle, joue un rôle philosophique et politique. L'école et les "hussards noirs " y ont eu pour mission de faire de chaque élève un Christ républicain, de la raison une émotion, une passion et même une mystique. En montrant que la laïcité fut d'abord la formulation d'un théologico-politique spécifiquement républicain, Vincent Peillon ouvre de nouveaux horizons de recherche et d'interrogation pour la philosophie politique contemporaine."

Vous avez là une illustration de la filiation d'une pensée laïque caractérisée par son incapacité à concevoir une vie politique sans une forme de lien religieux ou de norme à forme religieuse. Bien que la loi de 1905 ait tranché, la tentation de la religion civile n'est pas loin !Afficher plus

Ainsi le concept de laïcité, comme désarmement  de la pensée, ou comme instrument mystificateur, reprend le visage de l'utopie.Réduire

Alors, retrouvons nos esprits si je peux m'exprimer ainsi. Et revenons  aux fondamentaux, à la philosophie, et  revisitons, en quelque sorte, le concept de laïcité comme  pensée du possible, certains diraient comme horizon d'attente.

Le philosophe américain John Rawls (1921-2002)  propose une théorie intéressante de l'indispensable  séparation  de la construction du Juste (qui est pour tous) et de la conception  du Bien (qui est pour certains seulement).
Je ne commente pas plus, mais c'est  la base de sa réflexion  dans un livre publié en 1971  et intitulé « Une théorie de la justice ». 
Benjamin Constant  (1767-1830)  l'avait  dit également, d'une autre manière:
"Que l'autorité se borne à être juste, nous nous chargerons d'être heureux."

 Le juste est donc essentiellement  lié à l'égalité, une égalité qui est  repensée  par  Pierre Rosanvallon  dans  sa  « Société des égaux » parue en 2011  

D'abord il fait le constat que tout le monde peut faire : la croissance des inégalités, qui est une  terrible menace pour la démocratie et la laïcité. Et c'est surtout  une spectaculaire rupture avec une tendance historique  séculaire de conquêtes sociales.
Ce qui est plus grave, selon lui, c'est une forme de tolérance implicite face à ces inégalités.
Ou d'impuissance ?
P. Rosanvallon écrit  même que « L’idée d’égalité est devenue une divinité lointaine dont le culte routinier n’alimente plus aucune foi vivante». C'est dire !

 Il y a donc une crise de l'égalité qui fait vaciller les bases mêmes du vivre ensemble.

Et pour  refonder le concept d'égalité,  P. Rosanvallon   propose de le repenser  comme le ressort révolutionnaire qu'il  fut  en Amérique et en France au XVIIIème  siècle, comme relation,  façon de faire société, de produire et de faire vivre le commun, d'en faire une véritable qualité démocratique.
 Pour lui, aujourd'hui , il est urgent  de bâtir une société où les différences entre les individus ne sont pas seulement créatrices d'exploitation, de domination ou d'exclusion, où le travail n'est plus simplement  une marchandise, mais  où la dignité de tous est garantie.
En somme de refonder le projet d'une société des égaux, basée  notamment sur deux concepts essentiels au vivre ensemble  : la singularité et la  réciprocité.
La singularité : où  la différence est conçue comme ce qui lie et non ce qui sépare.
Le fait de la diversité devient  alors la mesure de l'égalité, la construction d'une reconnaissance dynamique des particularismes, car c'est le défaut de reconnaissance qui conduit aux discriminations.

 A. de Saint-Exupéry  écrivait en 1944:
"Nous reconnaissons comme nôtres ceux-là mêmes qui différent de nous.
Mais quelle étrange parenté! Elle se fonde sur l'avenir, non sur le passé." 
"Si je diffère de toi, loin de te léser, je t'augmente" (Lettre à un otage 1944)

Mais  la singularité  implique  l'attente d'une reconnaissance mutuelle, d'une réciprocité, c'est-à-dire,  une "égalité d'interaction", que ce soit dans les échanges matériels, marchands ou non, les relations humaines (les "biens relationnels" qui ne peuvent être possédés qu'en étant partagés) ou l'engagement dans la cité sur la base de droits et de devoirs équitables, qui excluent les privilèges ou les passe-droits. C'est, par exemple sur la base d'une obligation de réciprocité que peut s'interpréter positivement la loi du 11 octobre 2010 qui stipule que «nul ne peut, dans l'espace public, porter une tenue destinée à dissimuler son visage».

Cela pose la question de la notion d'espace public que C. Kintzler (Prof à l’université de Lille), aborde avec un regard originaldans   "Qu'est-ce que la laïcité?"  paru en 2008
 Elle vise à penser la laïcité comme ce qu'elle appelle un dispositif intellectuel.
Là on est vraiment dans la théorie !

Elle affirme que la laïcité  a pour objet de construire un espace public  « à priori » soumis à la règle du droit commun, à la Loi; Un "a priori" qui soit la condition d’une possible coexistence des libertés d’opinion, de croyance, de conscience  qui elles relèvent du domaine privé, sans hiérarchie entre elles  et pouvant intégrer  les individus où les groupes quelles que soient leurs opinions ou croyances.  
La puissance publique, l’Etat, s’abstient  par sa neutralité d’intervenir dans ce domaine.
La loi, comme pour Condorcet,  ne peut émaner que d' individus-citoyens constitués en représentation nationale et exclut  de sa formation  les communautés ou les minorités en tant que telles (confessionnelles ou autres d'ailleurs, groupes d'intérêts etc. )  

C’est donc un dispositif  différent d’un modèle de tolérance, qui lui est fondé, on peut dire, « à postériori », sur la coexistence préalable des croyances et des communautés déjà constituées. Mais, il n’est pas nécessaire de croire, ou de ne pas croire d'ailleurs, ou d'avoir une religion plutôt qu'une autre pour  faire société.
                                                                                                                                                                                                                                                                                         Le modèle de tolérance pense une « liberté de juxtaposition » d’appartenances, (exemple au Liban)
la laïcité, elle,  pose une « liberté de principe ».
L’appartenance, le lien, ne sont pas nécessaires pour construire l’espace public. La laïcité ne s'interroge pas sur les appartenances préalables  à l’association politique, c’est ce que C.K.  nomme un « dispositif aveugle »  ou un « vide expérimental », où que John Ralws nomme le "voile d'ignorance".

C.K. donne comme exemple du fonctionnement aveugle la déclaration d’un député lors du débat sur la loi du 13/11/1791 relative aux Juifs  : « Il faut tout refuser aux Juifs comme nation ; il faut tout leur accorder comme individus ; il faut qu’ils soient  citoyens . »  

C. K. fait  la distinction indispensable entre société civile et puissance publique « une société (civile) ne peut être que tolérante, seule une association politique peut être laïque. »  C’est  pourquoi l'Etat a une obligation de réserve et de neutralité en matière de croyance ou d’incroyance, ce qui lui permet de garantir la tolérance,de résister  aux évènements de l'actualité (un fait divers = une loi !) et de s'opposer à des politiques empiriques et aux compromis, notamment  avec des groupes de pression ou  des idéologies religieuses toujours actives, comme en témoigne  ce que disait le pape François  en 2013 :  « La laïcité de l’Etat doit valoriser la présence du facteur religieux dans la société et en favoriser ses expressions concrètes ».  

Alors est-ce de la fiction, de l'utopie, comme on l'a reproché à C. Kintzler ?

Le débat est ouvert.

Pour cela, nous disposons de repères historiques et théoriques où, nous l'avons vu, d'Averroes à C. Kintzler, la raison  tient une place essentielle, la raison comme faculté de libre examen, sans tutelle, qui permet tout à le fois d'accéder au savoir , par le détour du doute, et de penser le sens des savoirs,  et surtout, qui permet de faire la distinction si  essentielle  entre ce que l'on sait, ce que l'on suppose et ce que l'on croit  et d'éviter ainsi l'intolérance et le fanatisme.

Mais le concept de laïcité fondé sur la raison n'est pas inné : c'est  une construction individuelle par ce que l'historien Claude Nicolet  appelait  "un exercice spirituel", une "laïcité intérieure" ou "intériorisée".
.  Ce concept se construit  fondamentalement  dans l'école publique, institution de la République, comme lieu d'intégration, d'émancipation et de pacification.

Un certain nombre d'autres pistes auraient mérité d'être explorées :

1ère piste : Qu'est-ce que la laïcité à l'école ? Et la morale laïque ?
2ème piste : Qu'en est-il des autres laïcités dans le monde ?
3ème piste : On a beaucoup parlé de puissance publique, d'Etat, de sa neutralité. Mais, qu'elle est la nature de l'Etat ? Peut-on concevoir une société sans Etat ?
Enfin, 4 piste : Comment passer  de la cité pour tous au monde pour tous où "les fruits seront à tous sur une terre qui n’appartient à personne », comme le disait Rousseau ? Ecologie et laïcité, n'est-ce pas, en quelque sorte, le même combat ?

Voici de nouvelles et belles utopies.

Mais comme le pensait V. Hugo : "L'utopie est  la vérité de demain." , non ?

Henri Giorgetti