Parler de laïcité, en quarante minute, ça n'est
vraiment pas simple, c'est un sujet terriblement "brûlant", l'agitation et la confusion actuelles autour de l'affaire
de la crèche Baby Loup en témoignent abondamment ces derniers jours.
Or, penser la laïcité, c'est rien moins que
poser la question complexe du vivre ensemble, et pour cela il est quand même
indispensable de prendre quelque distance, de viser plus haut et plus loin que l'actualité
immédiate, souvent passionnelle et simplificatrice.
Je vous propose de nous y risquer ce soir, après
une présentation inévitablement très synthétique centrée sur le concept de
laïcité, dont on peut légitimement se demander s'il n'est pas utopique au regard des énormes enjeux
contemporains auxquels il doit faire face.
Alors de quoi parle-t-on ? De quoi la laïcité
est-elle le nom ?
D'abord, la laïcité, en France, a valeur constitutionnelle : l’article 1er de la Constitution de 1958 énonce en effet :
« La
France est une République
indivisible, laïque, (le terme
apparaissait déjà dans la constitution de 1946) démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous
les citoyens, sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte
toutes les croyances… »
Je vous soumets une conception plus globalisante, plus
philosophique de la laïcité, celle du professeur Henri Pena-Ruiz, qui écrit :
« La notion de laïcité recouvre un idéal universaliste d’organisation
de la cité et le dispositif juridique
qui, tout à la fois, se fonde sur lui et le réalise.
Le mot
qui désigne le principe, « laïcité », fait référence à l’unité du
peuple, en grec le laos, conçu comme
réalité indivisible, c’est-à-dire exclusive de tout privilège.
Une
telle unité se fonde sur trois exigences indissociables :
-
la liberté de conscience assortie de l’émancipation
personnelle,
-
l’égalité de tous les citoyens sans distinction d’origine, de sexe ou de conviction
spirituelle,
-
et la visée de l’intérêt général, comme
seule raison d’être de l’Etat » .
C'est une
première approche du concept de laïcité,
qui apparaît comme un authentique fondement de la République et de la démocratie française. D’ailleurs Jaurès
déclarait : « Démocratie et
laïcité sont deux termes identiques ».
Mais il a fallu parcourir un long et
douloureux chemin avant d’en arriver là !
1) Dans un premier mouvement, on peut avancer que
le concept de laïcité n'est pas utopique, car il s'est forgé au cours d'un processus historique qui a
laissé des traces.
Du IVème siècle, où l'empereur
romain Théodose en 392 fait du
christianisme la seule religion officielle de l'Empire romain, au XVIIIème
siècle, à la Révolution de 1789, l'histoire nous montre que lorsque une
religion établit des liaisons complices
ou conflictuelles avec le pouvoir politique,
lorsque une croyance prétend imposer son
credo à toutes les autres, les choses se gâtent .
« Là
où il y a un élu, il y a un exclu.» (écrit R. Debray). (Un candide en Terre
sainte 2008).
On en connaît les résultats : on entre dans
cet "état de discorde" que
dénonçait Kant ,et dans le temps de l’intolérance qui « a couvert la terre de carnage », comme l’écrivait Voltaire. En témoignent par exemple les guerres de religions en France
et en Europe au XVIème siècle.
L'
Edit de Nantes de 1598 et le traité de Westphalie en 1648 vont tenter d'y mettre fin et permettre
une pacification temporaire, en reconnaissant
officiellement le pluralisme religieux.
C'est un
premier repère: celui où la tolérance va
faire irruption sur la scène politico-religieuse, mais sous une forme extrêmement fragile, restreinte, ça
n'est pas une tolérance de principe, c'est
une solution d'attente, une sorte de
"paix armée", car dans le domaine religieux, chacun est sûr de
détenir une vérité et pense que le Bien qu’il représente
finira par triompher. D'ailleurs, l'absolutisme de
Louis XIV qui se traduit par « Un
roi, une loi, une foi » y mettra fin, puisque l'Edit de Nantes sera
révoqué en 1685.
La religion d'Etat triomphera, la violence au
nom de la foi reprendra.
Mais au cours de cette même période très
tourmentée, des voix déviantes vont
s'élever contre l'obscurantisme, l’intolérance, le fanatisme, et vont,
notamment, contribuer à donner un sens positif, un sens vertueux, au terme de
tolérance.
C'est le cas, par exemple, de Spinoza philosophe juif hollandais du XVIIème siècle.
(1632-1677)
"La liberté est un droit ...". écrit-il,
et "Seul est libre celui qui vit de toute
son âme sous la conduite de la raison".
Cela suppose notamment la critique de la
religion. Nulle soumission de la raison à la foi n'est légitime. L'Ecriture
sainte doit être un objet de savoir,
comme la nature peut l'être, et non pas
une source de vérité révélée.
Il n'y
a pas de texte sans contexte.
(A ce propos, à Cordoue, dans l'Espagne
musulmane, cinq siècles plus tôt, Averroès proposait la même démarche : c'est seulement
si le Coran est en accord avec la
philosophie, qu'on peut le recevoir à la lettre, disait-il)
Spinoza oppose donc la philosophie, qui vise le vrai, même
si elle n'a pas réponse à tout, à la foi, qui est source d'obéissance, mais
aussi de piété et d'espérance. Et chacune doit rester dans son domaine.
Cependant, pour vivre en société et éviter les passions et
les conflits, un compromis politique est indispensable. C'est le rôle de
l'Etat, un état qui n'est pas neutre, mais qui ne peut être que l'interprète de
la religion dans ce qu'elle a de raisonnable et qui borne son action à la charité, à la justice, à la
paix civile.
L'Etat ne doit pas s'en prendre aux âmes, aux
opinions personnelles de chacun,
ce que Spinoza nomme le « culte
intérieur ». La religion doit être une affaire strictement privée, séparée
de la sphère publique y compris dans le financement des lieux de culte.
Mais c'est
John Locke philosophe
protestant anglais (1632-1704)
qui est le premier à établir clairement le
principe de la séparation entre le pouvoir politique et l'autorité religieuse.
L'Etat doit s'occuper des choses temporelles,
ce qu'il appelle "les biens de ce
monde", les églises, elles, doivent se préoccuper du culte, du "salut des âmes" ,
de l'au-delà du monde.
Toutefois, Etat et Eglise ont un point
commun, ils sont l'un et l'autre producteurs de liens qui, pour lui? sont indispensables
à la sauvegarde de toute société. Chacun doit utiliser ses propres moyens :
- pour l'Etat, c'est la force de la loi, qui
concerne les actes, la sécurité et l'intégrité des biens, et non pas la recherche du vrai et du faux, "les lois ne veillent pas à la vérité des
opinions" écrit-il;
- pour l'autorité religieuse, c'est la
persuasion, l'exhortation, la tolérance, qui concernent les esprits.
Cependant la tolérance de Locke rencontre des
limites : il exclut les athées, car pour lui, le
lien religieux est constitutif du lien
politique, c’est pourquoi, un athée est véritablement "sans foi ni loi"
!
On voit donc qu’on a avancé avec Locke, mais
il reste encore une longue route à faire.
Et, sur cette route, une étape importante sera
franchie avec Pierre Bayle philosophe français, lui aussi
protestant (1647-1706)
Dans son Commentaire philosophique sur ces paroles
attribuées à Jésus-Christ par Saint Luc « Contrains-les d’entrer "
, il dénonce l'intolérance et prône une
tolérance civile pour toutes les confessions le christianisme, le judaïsme, l'islam et même pour les athées.
C'est un seuil décisif qui est franchi avec Bayle,
car la singularité de l'incroyance est validée et surtout elle ne fait pas
obstacle au lien social comme chez Locke. L'athéisme donc est compatible avec
la société civile.
Et Bayle va même plus loin : pour lui, le
lien religieux n'est pas nécessaire à la vie sociale et politique.
Mais, et voici le deuxième
grand repère: ce sont surtout les
philosophes des Lumières, au
XVIIIème siècle, qui bâtissent
l'essentiel des fondements philosophiques mais aussi juridiques et politiques du concept
de laïcité.
On va passer du combat pour la
tolérance, certes toujours nécessaire, mais dont on pointe désormais les
limites, (comme relation de dominant à dominé, comme arbitraire du Prince) à la reconnaissance de la souveraineté populaire, à la conquête de la liberté de conscience et de
l'égalité des droits.
Mais d'abord, il faut penser par soi-même, ne
pas déléguer sa conscience critique.
C'est Kant
(1724-1804) qui nous y invite : « Les Lumières c’est la sortie de l’homme hors de l’état de
tutelle dont il est lui-même responsable. Sapere aude ! (ose savoir) Aie le courage de te servir de
ton propre entendement ! Telle est la devise des Lumières. »
L'homme doit pouvoir ainsi se dégager de ce que Kant appelle une situation de "minorité". Car là où il y a un
mineur, il y a un "tuteur".
Kant va même plus
loin. Dans "Vers la paix perpétuelle" il tente de penser un « droit
international » fondé
sur « une fédération
d’États libres » ainsi qu’un « droit cosmopolitique » créant les« conditions d’un
bien-vivre» partagé, les
conditions de ce qu'il appelle une « hospitalité universelle ».
Mais
conquérir ma
propre liberté, c'est reconnaître, de façon égale, la
liberté d'autrui.
C'est Rousseau (1712-1778) qui propose une
vision complexe du rapport entre liberté
et égalité.
Pour lui, toute loi,
tout système de législation, doit viser au plus grand bien de tous, c'est à
dire précisément la liberté et l’égalité.
"La liberté, parce que toute dépendance particulière
est autant de force ôtée au corps de l’État ; l’égalité, parce que la
liberté ne peut subsister sans elle. […]
L'évolution de
l'histoire, de la société, ce qu'il appelle "la force des choses"
a tendance à détruire l'égalité. C’est pour cette raison "que la force de la législation doit toujours tendre à la
maintenir. »
Et c'est en devenant sujet qui énonce la loi,
en devenant citoyen, que l'homme se
situe à l'égal de tous les autres, que sa liberté personnelle se métamorphose
en liberté de tous.
Mais on retrouve chez Rousseau, comme chez Locke, l'exclusion de l'incroyant , qui est pour
lui, un être asocial, car incapable d'aimer les lois et la justice, et de se
sacrifier pour son devoir.
Pour Rousseau,
le seul garant du lien social, du vivre-ensemble, est la religion, mais une "religion
civile" , une sorte de religion "simplifiée", réduite à quelques
dogmes, et qui peut parfaitement
d'ailleurs, cohabiter avec d'autres croyances.
Contrairement à Rousseau, Condorcet (1743-1794), lui, refuse tout modèle religieux ou toute forme religieuse pour le
lien politique.
Pour lui, l'association politique des hommes
se fonde uniquement sur la force de la
raison et de l'indépendance de chacun d’entre eux. L'Etat ne peut être conçu que comme le passage de la
souveraineté particulière à la rationalité et à l'efficacité de sa mise en
commun ,dans le but d'atteindre le vrai, en tout cas, plus modestement, de se
prémunir de l'erreur.
En confiant
un mandat au législateur, par le
suffrage universel direct, en association avec mes semblables, mes égaux,
hommes et femmes confondus, je n'abandonne pas ma souveraineté, j'élargis
ma propre raison, je délègue mon opinion pour obtenir des décisions
vraies et surtout conformes à l'utilité commune.
Pour cela il faut des garanties :
d'abord, il faut établir des procédures qui (quel
mode de scrutin par exemple?) qui permettent l'expression de la pluralité des
opinions et qui évitent ainsi l'arbitraire,
qui définissent précisément le rôle
de la loi
"Il
y a deux parties bien distinctes dans toute législation : décider quels sont
les objets sur lesquels on peut légitimement faire des lois; décider quelles
doivent être ces lois..."
Ce sera la fonction d'une Déclaration des
droits, qui ne sera en aucun cas un
texte sacré mais qui, elle même, devra être soumise à la critique;
ensuite, la condition indispensable à
l’émancipation des hommes et des femmes nécessite une instruction publique et une éducation des adultes par laquelle
Condorcet souhaite, selon ses termes, « rendre la raison populaire ».
Ainsi ces philosophes, avec bien d'autres, qui
furent aussi des acteurs, seront les principaux inspirateurs de la Déclaration
des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789, qui peut être considérée, comme
le véritable acte fondateur de la laïcité politique et universaliste qui ne dit
pas encore son nom.
Cet idéal des Lumières, va progressivement trouver
sa réalisation au cours du XIXème siècle, de façon éphémère sous la Commune de 1871, puis de manière
durable sous la IIIème République, depuis les lois de sécularisation, (on peut partir du code civil de 1804)
jusqu’ la refondation du système
scolaire, qui instaure l'instruction
primaire obligatoire et l’enseignement public, gratuit, laïque (ce sont lois de Jules Ferry de1882).
Ce long processus conduira, mais après de très
vifs débats, à la loi sur la séparation des Églises et de l’État du 9 décembre
1905, qui vise à mettre fin au "conflit des deux Frances" illustré,
jusqu'à la caricature, par les figures opposées de l'instituteur et du curé, et
qui marque en France, un seuil
qualitatif de laïcisation essentiel.
C’est là un 3ème
et décisif repère où l'on voit la puissance publique, la République, véritablement refondée sur le
principe de neutralité et qui s'affranchit
de tout ce qui peut diviser ou opposer les hommes en matière de croyances ou
d'incroyance.
Il est bon de garder en mémoire les deux
premiers articles de la loi :
et d'en bien peser les termes :
ARTICLE 1. - La
République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre
exercice des cultes ...
( les seules restrictions sont soumises à l'intérêt de l'ordre public).
ART. 2.- La République ne
reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte.
Le
vœu de V. Hugo, lancé à la tribune de la Chambre cinquante cinq ans plus tôt (en
janvier 1850) se réalise enfin : " l'Eglise chez elle et l’Etat chez lui" , ce voeu se réalise par
ce que Jaurès appelle en 1906 "une loi de liberté"
En
somme, bien que le mot laïcité n’apparaît seulement qu’en 1871, dans le Littré, le
concept de laïcité, lui, s’est imposé dans le mouvement historique, il n'a été ni une fiction théorique, ni une utopie, car il s'est constitué peu à peu comme pensée
critique de l’ordre établi, comme « force productive » conquérante d’une réalité nouvelle.
Mais l'oeuvre est loin d'être complète et achevée. Il
y a bien des" déficit de laïcité" et de nouvelles et fortes interrogations
sont apparues au cours de ces dernières années.
2) A tel point que cela nous conduit, dans un
2ème mouvement, à nous demander si le concept de laïcité n’est pas tout de même de l’ordre de
l’utopie.
En effet, il peut être qualifié d' « utopique »
comme ECART entre théorie et pratique, entre idéal et
réalité, utopique au sens d’ "irréalisé" .
D'abord, la loi laïque n'a pas concerné les colonies
où existait depuis 1881 un Code de l'Indigénat,
discriminatoire.
La loi de1905 ne s’applique toujours pas dans les
trois départements de l'Alsace Moselle qui sont restés sous le régime concordataire de 1801, après leur retour à la France en 1918, ni dans
certaines collectivités d'outre-mer .
Il y a donc des manques de laïcité.
Mais aussi des brèches ont été ouvertes dans l'édifice
laïque de 1905, notamment dans le domaine scolaire. Par exemple, depuis 1959, la loi Debré
institutionnalise le financement public des écoles privées sous contrat.
On se souvient qu’en 1984, le projet d'un
grand service public unifié et laïque d’enseignement, le projet d'Alain Savary, est abandonné sous la pression des
catholiques défenseurs de l'école qu'ils qualifient de "libre".
On
pourrait citer d' autres exemple de dérogation.
Si l'on pointe les discriminations comme marques d'inachèvement,
alors deux catégories
sont fortement concernées, les femmes et
les immigrés.
Notons que la misogynie paraît faire partie
des "valeurs" les mieux partagées des ultra-orthodoxes de tous poils,
en référence aux textes sacrés, la Bible ou le Coran.
Sous la Révolution, les femmes furent classées dans les
"citoyens passifs" comme les enfants,
les étrangers et, malgré l'appel de Condorcet, elles furent ainsi
officiellement exclues du droit de vote. Nous savons qu'il faudra attendre 1944,
pour que ce droit leur soit
enfin accordé (soit dit en
passant 10 ans après la Turquie).
Mais, la parité politique, les salaires : ça n'est pas encore gagné.
Le Parlement
ne compte que 25 % de femmes
élues. Selon l'INSEE, l'écart des salaires entre femmes et hommes est
de 20 %.
Discriminations également envers les immigrés. Chaque
époque a eu, on le sait, son "meilleur" ennemi", son
bouc-émissaire.
A titre
d'illustration, en août 1893, à Aigues-Mortes, 10
ouvriers italiens seront massacrés par de braves français.
Les migrants représentent toujours un "péril
étranger" , surtout en période de crise.
Ce qui est bien le cas de nos jours, où les
conditions de vie sont bouleversées par un processus de globalisation , qui
engendre beaucoup de régressions sociales et d' injustices, qui provoque des
mouvements de populations, désirés ou contraints,dans un monde où les distances
sont abolies et où les repères deviennent flous.
La plupart des sociétés sont alors de plus en
plus marquées par le pluralisme des
origines, des croyances et des coutumes des populations qui les composent.
Les difficultés d'intégration
qu'elles rencontrent souvent, liées à un phénomène de ghettoïsation urbaine, génèrent des
sentiments de stigmatisation, d'exclusion et sont une source inépuisable de
frustrations dangereuses et de réflexes
de peur.
Il y a là un terrain propice aux pathologies bien
connues : au racisme, à la xénophobie, au repli sur soi, aux réflexes identitaires face aux
dérives communautaristes.
Le
recours au religieux fonctionne certes comme
"supplément d’âme d’un monde
sans âme", selon la formule de Marx, mais aussi, et c'est plus
préoccupant, comme prétention à répondre
à des besoins sociaux et , pire, à exercer un contrôle sur l’espace public, bien
trop souvent délaissé par les états et leurs services .
Dans ces conditions, le « vivre
ensemble » est complètement mis à
mal et le concept de
laïcité se trouve face à de nouveaux défis
sur lesquels cette force
productive doit s'exercer désormais.
Encore faudrait-il qu'elle ne soit pas considérablement
affaiblie. Et elle l'est. Car, il y a, aujourd'hui, une vraie crise de la pensée.
Un nouveau climat "romantique", relativiste, émotionnel et simplificateur, remet
en cause la conception universaliste
et séculière des Lumières, laissant la pensée complexe et démocratique véritablement
désemparée .
Et cela même au moment d'affronter l'essor des fondamentalistes de tous bords, en Orient
comme en Occident, que certains voudraient
camoufler ou valoriser sous le
nom du "multiculturalisme".
Dans ce nouveau contexte, la pensée laïque se
doit d'avoir, si j'ose dire, la "force tranquille" de concilier la
défense de la diversité des opinions, des cultures, et dans le même temps l'affirmation
claire de sa visée et de ses principes.
Mais pour cela il faudrait d'abord débusquer le « le monstre doux » conceptualisé par l’intellectuel italien, R.
Simone, que Tocqueville appelle, déjà en 1840,
le « despotisme du futur » et le professeur Jean Baubérot
« la douceur totalitaire ». Le "monstre doux" se manifeste
par une culture de masse, un "air
du temps" médiatique où les citoyens
sont transformés en consommateurs passifs. Le fun , le superficiel, est au pouvoir et le "temps de cerveau humain disponible" pour Coca Cola.
C'est bien la liberté de conscience,
qui est ainsi agréablement assoupie, et la laïcité pourrait bien se voir
épargnée du "trouble de penser et la peine de vivre" , selon la formule de
Tocqueville.
Nous voici arrivés au
4ème repère qui concerne plus précisément la période des 25 dernières années.
Tout commence en 1989 dans un collège public de
banlieue d'où sont exclues trois jeunes
filles qui portent le foulard dit "islamique". Aussitôt, la polémique
éclate et va durer plusieurs années. Aussi, en 2003, une commission, présidée
par Bernard Stasi, est chargée de
réfléchir sur le principe de laïcité dans la République.
Ses travaux aboutiront à la loi du 15 mars 2004 : " Dans les écoles, les collèges et les lycées publics, le
port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une
appartenance religieuse est interdit."
La loi vise toutes
les religions, bien sûr, mais, cela ne trompe personne, c'est bien le signe ou
la tenue islamiques qui sont visés. Désormais, la question laïque va se focaliser sur l’Islam.
Depuis 5, 6 ans, en effet, on ne parle plus de
laïcité qu'à propos de l'islam, dans un triptyque infernal : musulman, immigration,
identité nationale, où domine la
figure de l'exclusion et qui occulte
les véritables enjeux, politiques et sociaux
Et c'est une "nouvelle laïcité" qui
prétend répondre aux défis réels ou plus
souvent supposés de la présence musulmane, mais qui sert aussi de leurre à une
droite extrême ou "décomplexée".
Cette "nouvelle laïcité" , que J. Baubérot
qualifie de "laïcité falsifiée", peut prendre parfois la forme d' un véritable
"intégrisme laïque" qui n'accepte la liberté d'opinion et son
expression qu'à titre privé et
veut étendre à l'ensemble de la société civile, par exemple à
l'entreprise, le principe d'obligation
de réserve et d'abstention religieuse du domaine public .
Plus subtilement, la laïcité est détournée : c'est
au nom même de la laïcité, de la liberté de conscience qu'on revendique, paradoxalement,
à la fois la liberté d'expression religieuse (contre le mariage gay par
exemple) et en même temps qu'on prétend interdire à ceux qui critiquent les
religions de s'exprimer, y compris dans des oeuvres artistiques ou satiriques.
Le délit de blasphème n'est pas loin. D'ailleurs, il existe toujours en
Alsace-Moselle.
En outre, brandir la laïcité de manière
incantatoire, en faisant appel à la
morale ou aux "valeurs" d'une République menacée , tout en se voilant la face sur la réalité des
rapports sociaux, rend peu crédible l'idéal laïque sinon comme une sorte "d'arôme spirituel".
Et certains ne facilitent vraiment pas les choses.
En 2007, à la basilique du Latran, Nicolas Sarkozy,
Président de la République prononce un discours à l'adresse des cardinaux.
"Dans la transmission des valeurs et dans
l'apprentissage de la différence entre le bien et le mal, l'instituteur ne
pourra jamais remplacer le curé ou le pasteur, même s'il est important qu'il
s'en approche, parce qu'il lui manquera toujours la radicalité du sacrifice de
sa vie et le charisme d'un engagement porté par l'espérance".
Et il conclut :
"Partout où vous agirez... je vous soutiendrai."
En 2010,
Vincent Peillon, futur ministre de l'Education nationale publie "Une religion pour la République. La foi
laïque de F. Buisson" .
Dans
la présentation du livre on peut lire :
"Vincent Peillon souligne combien la laïcité, faite
religion nouvelle, joue un rôle philosophique et politique. L'école et les
"hussards noirs " y ont eu pour mission de faire de chaque élève
un Christ républicain, de la raison une émotion, une passion et même une
mystique. En montrant que la laïcité fut d'abord la formulation d'un
théologico-politique spécifiquement républicain, Vincent Peillon ouvre de
nouveaux horizons de recherche et d'interrogation pour la philosophie politique
contemporaine."
Vous avez là une illustration de la filiation
d'une pensée laïque caractérisée par son incapacité à concevoir une vie
politique sans une forme de lien religieux ou de norme à forme religieuse. Bien
que la loi de 1905 ait tranché, la tentation de la religion civile n'est pas
loin !Afficher plus
Ainsi le concept de laïcité, comme désarmement
de la pensée, ou comme instrument
mystificateur, reprend le visage de l'utopie.Réduire
Alors, retrouvons nos esprits si je peux
m'exprimer ainsi. Et revenons aux
fondamentaux, à la philosophie, et revisitons,
en quelque sorte, le concept de laïcité comme
pensée du possible, certains diraient comme horizon d'attente.
Le philosophe américain John Rawls (1921-2002)
propose une théorie intéressante de
l'indispensable séparation de la construction du Juste (qui est pour
tous) et de la conception du Bien (qui
est pour certains seulement).
Je ne commente pas plus, mais c'est la base de sa réflexion dans un livre publié en 1971 et intitulé « Une théorie de la justice ».
Benjamin Constant (1767-1830) l'avait dit également, d'une autre manière:
"Que
l'autorité se borne à être juste, nous nous chargerons d'être heureux."
Le
juste est donc essentiellement lié à
l'égalité, une égalité qui est repensée par Pierre
Rosanvallon dans sa « Société des égaux » parue en
2011
D'abord il fait le constat que tout le monde
peut faire : la croissance des inégalités, qui est une terrible menace pour la démocratie et la
laïcité. Et c'est surtout une spectaculaire
rupture avec une tendance historique séculaire de conquêtes sociales.
Ce qui est plus grave, selon lui, c'est une
forme de tolérance implicite face à ces inégalités.
Ou d'impuissance ?
P. Rosanvallon écrit même que « L’idée d’égalité est devenue une divinité lointaine dont le
culte routinier n’alimente plus aucune foi vivante». C'est dire !
Il y a
donc une crise de l'égalité qui fait vaciller les bases mêmes du vivre ensemble.
Et pour refonder le concept d'égalité, P. Rosanvallon
propose de le repenser comme le ressort révolutionnaire qu'il fut en
Amérique et en France au XVIIIème siècle,
comme relation, façon de faire société,
de produire et de faire vivre le commun, d'en faire une véritable qualité
démocratique.
Pour
lui, aujourd'hui , il est urgent de bâtir
une société où les différences entre les individus ne sont pas seulement créatrices
d'exploitation, de domination ou d'exclusion, où le travail n'est plus simplement
une marchandise, mais où la dignité de tous est garantie.
En somme de refonder le projet d'une société
des égaux, basée notamment sur deux
concepts essentiels au vivre ensemble : la
singularité et la réciprocité.
La singularité : où la différence est conçue comme ce qui lie et
non ce qui sépare.
Le fait de la diversité devient alors la mesure de l'égalité, la construction
d'une reconnaissance dynamique des particularismes, car c'est le défaut de reconnaissance
qui conduit aux discriminations.
A. de Saint-Exupéry écrivait en 1944:
"Nous
reconnaissons comme nôtres ceux-là mêmes qui différent de nous.
Mais
quelle étrange parenté! Elle se fonde sur l'avenir, non sur le passé."
"Si
je diffère de toi, loin de te léser, je t'augmente" (Lettre à un otage
1944)
Mais la singularité implique l'attente d'une reconnaissance mutuelle, d'une
réciprocité, c'est-à-dire, une
"égalité d'interaction", que ce soit dans les échanges matériels,
marchands ou non, les relations humaines (les "biens relationnels"
qui ne peuvent être possédés qu'en étant partagés) ou l'engagement dans la cité
sur la base de droits et de devoirs équitables, qui excluent les privilèges ou
les passe-droits. C'est, par exemple sur la base d'une obligation de
réciprocité que peut s'interpréter positivement la loi du 11 octobre 2010 qui
stipule que «nul ne peut, dans l'espace
public, porter une tenue destinée à dissimuler son visage».
Cela pose la question de la notion d'espace
public que C. Kintzler (Prof à
l’université de Lille), aborde avec un
regard originaldans "Qu'est-ce que la laïcité?" paru en 2008
Elle vise
à penser la laïcité comme ce qu'elle appelle un dispositif intellectuel.
Là on est vraiment dans la théorie !
Elle affirme que la laïcité a pour objet de construire un espace
public « à priori » soumis à la règle du droit commun, à la Loi; Un
"a priori" qui soit la condition d’une possible coexistence des
libertés d’opinion, de croyance, de conscience
qui elles relèvent du domaine privé, sans hiérarchie entre elles et pouvant intégrer les individus où les groupes quelles que
soient leurs opinions ou croyances.
La puissance publique, l’Etat, s’abstient par sa neutralité d’intervenir dans ce domaine.
La loi, comme pour Condorcet, ne peut émaner que d' individus-citoyens
constitués en représentation nationale et exclut de sa formation les communautés ou les minorités en tant que
telles (confessionnelles ou autres d'ailleurs, groupes d'intérêts etc. )
C’est donc un dispositif différent d’un modèle de tolérance, qui lui
est fondé, on peut dire, « à postériori », sur la coexistence préalable
des croyances et des communautés déjà constituées. Mais, il n’est pas
nécessaire de croire, ou de ne pas croire d'ailleurs, ou d'avoir une religion
plutôt qu'une autre pour faire société.
Le modèle de tolérance
pense une « liberté de juxtaposition » d’appartenances, (exemple au
Liban)
la laïcité, elle, pose une « liberté de principe ».
L’appartenance, le lien, ne sont pas
nécessaires pour construire l’espace public. La laïcité ne s'interroge pas sur les
appartenances préalables à l’association
politique, c’est ce que C.K. nomme un « dispositif aveugle » ou un
« vide expérimental », où
que John Ralws nomme le "voile
d'ignorance".
C.K. donne comme exemple du fonctionnement
aveugle la déclaration d’un député lors du débat sur la loi du 13/11/1791
relative aux Juifs : « Il faut
tout refuser aux Juifs comme nation ; il faut tout leur accorder comme
individus ; il faut qu’ils soient
citoyens . »
C. K. fait la distinction indispensable
entre société civile et puissance publique « une société (civile) ne peut être que tolérante, seule une association
politique peut être laïque. » C’est pourquoi l'Etat a une obligation de réserve
et de neutralité en matière de croyance ou d’incroyance, ce qui lui permet de
garantir la tolérance,de résister aux évènements
de l'actualité (un fait divers = une loi !) et de s'opposer à des politiques
empiriques et aux compromis, notamment avec des groupes de pression ou des idéologies religieuses toujours actives, comme
en témoigne ce que disait le pape
François en 2013 : « La laïcité de l’Etat doit
valoriser la présence du facteur religieux dans la société et en favoriser ses
expressions concrètes ».
Alors est-ce de la fiction, de l'utopie,
comme on l'a reproché à C. Kintzler ?
Le débat est ouvert.
Pour cela, nous disposons de repères
historiques et théoriques où, nous l'avons vu, d'Averroes à C. Kintzler, la
raison tient une place essentielle, la
raison comme faculté de libre examen, sans tutelle, qui permet tout à le fois d'accéder
au savoir , par le détour du doute, et de penser le sens des savoirs, et surtout, qui permet de faire la distinction
si essentielle entre ce que l'on sait, ce que l'on suppose et
ce que l'on croit et d'éviter ainsi
l'intolérance et le fanatisme.
Mais le concept de laïcité fondé sur la raison
n'est pas inné : c'est une construction
individuelle par ce que l'historien Claude Nicolet appelait
"un exercice spirituel",
une "laïcité
intérieure" ou "intériorisée".
. Ce concept se construit fondamentalement dans l'école publique, institution de la
République, comme lieu d'intégration,
d'émancipation et de pacification.
Un certain nombre d'autres pistes auraient
mérité d'être explorées :
1ère piste : Qu'est-ce que la laïcité à
l'école ? Et la morale laïque ?
2ème piste : Qu'en est-il des
autres laïcités dans le monde ?
3ème piste : On a beaucoup parlé de puissance
publique, d'Etat, de sa neutralité. Mais, qu'elle est la nature de l'Etat ? Peut-on concevoir une société sans
Etat ?
Enfin, 4 piste : Comment passer de la cité pour tous au monde pour tous où
"les fruits seront à tous sur une terre qui n’appartient à personne »,
comme le disait Rousseau ? Ecologie et laïcité, n'est-ce pas, en quelque
sorte, le même combat ?
Voici de nouvelles et belles utopies.
Mais comme le pensait
V. Hugo : "L'utopie
est la vérité de demain." , non ?
Henri Giorgetti